Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A la Conciergerie, Riouffe et ses camarades de chambrée imaginent une distraction assez singulière : pour faire pièce à un bénédictin qui veut les convertir, ils élèvent autel contre autel, instituaient le culte d’Ibrascha avec des hymnes, des prêtres, toute une parodie liturgique. Un des leurs étant à l’agonie, le bénédictin rôdait autour de lui, espérant toujours le ramener dans le giron de l’église. Mais voilà que le mourant rassemble toutes ses forces pour lancer un dernier cri de : Vive Ibrascha ; le pauvre moine était au désespoir. « Il feignait de dormir au moment où nous commencions notre office, mais il ne pouvait se contenir longtemps. Aussitôt que notre grand chantre avait entonné, le moine furieux se levait en sursaut, chantait De profundis à tue-tête ; sa voix faible et cassée ne pouvait couvrir la voix forte et sonore de deux jeunes anachorètes que nous avions, Bailleul et Mathieu. Alors il nous accablait d’injures, traitait notre Dieu d’imposteur et soutenait qu’il le prouverait de reste… aussi nous lui prodiguions les épithètes de philosophe, d’esprit fort et d’incrédule. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce bonhomme se plaisait dans ces tribulations, et ne voulut jamais changer de chambre ; malgré nos mauvaises plaisanteries, nous l’aimions et nous le respections ; il le savait bien. »

Une autre distraction, et celle-là plus décente assurément, c’est la parodie du tribunal révolutionnaire dans certaines chambrées de la Conciergerie : une seule bougie éclaire la scène, chaque juré siégeant sur son lit, l’accusé placé sur une table, le greffier, l’accusateur public remplissant le parquet ; la séance commence à minuit. Interrogatoires, réponses, réquisitoires se succèdent ; le prévenu, toujours condamné, vient sur la barre d’un lit, les mains attachées, recevoir le coup d’un Sanson improvisé. Pour que la fiction ressemble davantage à la réalité, pour qu’elle devance l’histoire et s’élève jusqu’à la prophétie, l’accusateur subitement devient l’accusé, subit son jugement, et, couvert d’un drap blanc, fantôme shakspearien, évocation dantesque, il apparaît sortant de l’enfer, raconte les supplices qu’il endure, énumère ses crimes, prédit aux jurés leur destinée. Une fois même, le revenant va saisir au collet un compagnon de chambrée, ex-maire d’Ingouville, jacobin enragé, chef de voleurs sous l’ancien régime, et, après lui avoir reproché ses forfaits, il l’entraîne aux enfers. Lapagne ! Lapagne ! Lapagne ! criait-il lamentablement ; et Lapagne le suivait interdit, atterré ! N’est-ce pas dans cette prison qu’on avait eu l’idée d’une caricature où le bourreau, après avoir guillotiné tout le monde, était représenté se guillotinant lui-même ? N’est-ce pas dans les salons de la Terreur que fut conçu le projet de ces bals de victimes où l’on n’admettait que les parens de suppliciés ?