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Pin, les ex-conseillers, en grande cérémonie, qui rendaient la visite ; c’était là l’occupation de la matinée. M. de Nicolaï, président de la chambre des comptes, ne franchissait jamais le seuil d’une porte où il rencontrait quelqu’un, qu’après un combat de politesse pour savoir qui passerait le premier. Une dispute assez piquante surgit entre un ci-devant conseiller au parlement et le ci-devant procureur Duchemin. Le concierge avait promis à ce dernier une place devenue enfin vacante dans une chambre ; le jeune conseiller, qui la revendiquait de son côté, finit par dire : « Je suis étonné que vous éleviez des difficultés ; de vous à moi, il ne devrait pas y en avoir. » « Monsieur, riposte le procureur, si vous aviez mis plus d’honnêteté dans votre demande, j’aurais pu vous satisfaire ; mais ici nous sommes tous égaux, et je soutiendrai mon droit d’ancienneté : c’est au concierge à décider entre nous deux. » Et tout de suite il lui tourna le dos. Le jeune La Tour du Pin-Gouvernet, âgé de treize ans, ayant été témoin de la querelle, dit : « Voilà comme sont tous ces nobles de robe. » Mais il s’attira cette boutade du citoyen Laborde : « Va, va, tu as beau dire, ta noblesse est aussi bien f… que la sienne. » Cette superstition de l’étiquette fait songer à l’anecdote que raconte Sénac de Meilhan sur un roi d’Espagne qui avait perdu ses cheveux. Il s’agissait de les remplacer par une perruque, et le conseil, composé de grands, décida à l’unanimité qu’on devait soigneusement veiller à ce qu’il ne fût employé que des cheveux d’hommes et de femmes de qualité.

Les détenus se gardent bien d’imiter cette pauvre comtesse de Gamache-Rohan qui restait inerte, accablée, prête à mourir de faim, incapable de s’occuper de son ménage, et gémissait romanesquement : « Puis-je, par de tels soins, gâter mon malheur, m’en distraire un instant ? » A force d’argent, de diplomatie, de belle humeur, ils parviennent à semer quelques fleurs sur leur tombeau : des journaux, payés au poids de l’or, parviennent de loin en loin ; le pli d’un mouchoir, l’ourlet d’une cravate, leur apportent des assignats[1], des nouvelles ; les fleurs elles-mêmes, interprètes brillantes de l’amour, prennent le chemin des prisons, traduisant les amertumes de la séparation, les incertaines espérances de l’amitié. Grâce aux lunettes d’approche, que la Commune a oublié de défendre, on peut se faire quelques signaux. A Saint-Lazare on trompe la surveillance des argus en remplissant de grosses bouteilles de vieux malaga, sur lesquelles on attachait une étiquette avec le mot : Tisane ;

  1. André Chénier fait passer ses poésies à son père, grâce à un guichetier complaisant ; il les écrit sur d’étroites bandes de papier, d’une écriture bien serrée, et, par précaution, il indique certains noms par des points, par des blancs, des abréviations, ou bien encore il entremêle de mots grecs ses vers les plus énergiques.