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d’Argenson lui-même ne devait pas tarder à penser que pour avancer les affaires, un peu de raison à Madrid, un peu de fermeté chez Louis XV, un peu de loyauté chez Charles-Emmanuel, étaient préférables à tous les complimens du monde.

Pendant que tout était ainsi à trouble et confusion dans le cabinet français et que force était bien de mettre en panne jusqu’à l’arrivée de l’envoyé espagnol, à Turin, au contraire, la situation devenait d’heure en heure plus aiguë et plus pressante.

Champeaux, en arrivant, trouvait, comme il devait s’y attendre, et comme Montgardin l’en avait prévenu, l’humeur très changée avec les circonstances. La pacification, maintenant connue de l’Allemagne, et l’espoir (bien qu’encore éloigné) de l’arrivée des secours autrichiens avaient fait renaître la confiance dans l’entourage royal. Emmanuel et ses ministres commençaient à se demander s’ils ne s’étaient pas bien pressés, en signant l’engagement du 26 décembre, de se prêter à un acte d’une loyauté douteuse qu’une extrême nécessité pouvait seule justifier. A vrai dire, même dès le premier jour, cette démarche compromettante, une fois consommée, les avait laissés dans un grand trouble d’esprit. Non que ce fût le scrupule de manquer de foi à d’anciens alliés qui les tourmentât, — leur conscience ne parlait pas si haut, — mais c’était la crainte de s’être brouillés avec leurs amis d’Autriche et d’Angleterre, sans être parfaitement sûrs de la durée et de la solidité des nouveaux liens qu’ils contractaient. La preuve de l’état d’incertitude et même d’angoisse où ils restaient, c’est qu’ils avaient cru devoir faire part d’une résolution si contraire à leurs obligations envers l’Angleterre, à qui ? au ministre de l’Angleterre lui-même, M. Villette, en lui faisant promettre, sur sa vie et sur son honneur, d’en garder religieusement le secret, mais ils le suppliaient, en même temps, de faire partir un courrier de son ambassade pour plaider auprès de sa cour les circonstances atténuantes de leur défection. Le roi avait voulu s’en expliquer en personne avec l’agent anglais dans un entretien où il donna les marques de la plus extrême douleur et protesta que jamais rien dans sa vie ne lui avait plus coûté. L’Autriche, disait-il, s’était si mal comportée à son égard et lui prêtait si peu d’aide, qu’il ne se croyait pas obligé de se justifier auprès d’elle ; mais le roi d’Angleterre, son meilleur ou plutôt son seul ami, il ne se consolerait jamais d’être accusé de lui manquer de parole et d’être devenu indigne de son affection. Mais que pouvait-il faire cependant ? George lui-même était menacé sur son trône et ne pouvait lui apporter aucun appui. Devait-il attendre que les généraux français et espagnols vinssent l’assiéger et le prendre, lui et sa famille, dans sa capitale ?