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ordonnèrent qu’on les renvoyât : un seul, à Port-Libre, le chien de Mme de la Chabeaussière, trouva grâce et fut conservé ; Brillant avait une rare intelligence et faisait à merveille les commissions de sa maîtresse ; ne pouvant s’en prendre au concierge, il s’en prenait à son chien, et, quoique plus faible et plus petit, il le terrassait. Les chiens, pendant la Révolution, ont eu leurs annales de dévoûment, leur martyrologe. L’un d’eux se glisse tous les jours au Luxembourg, apportant à son maître un billet de sa femme caché dans son collier ; un autre refuse de manger, expire de douleur sur la place même où l’on a fusillé Bousquié, à Lyon. Le chien de Saint-Prix, ayant été dressé à aboyer d’une certaine manière lorsque des inconnus se présentaient, avait mordu plusieurs fois un porteur de billets de garde. Saint-Prix fut condamné, et, en vertu d’ordres formels, le chien, complice du crime, assommé à la barrière du Combat, devant un commissaire de police.

En temps ordinaire, les concierges sont les gouverneurs suprêmes, les régulateurs de la destinée des prisonniers : aussi les parens, les amis s’efforcent-ils de capter leurs bonnes grâces. A la Force, Ferney remplit ses devoirs avec un tact parlait. Quand les soixante-treize furent arrêtés, il leur témoigne de touchans égards. Un administrateur, chargé de l’enlèvement des armes, s’étant nonchalamment jeté sur le lit du député Marbos : « Citoyen, l’avertit Ferney, es-tu venu ici pour insulter au malheur ? Ignores-tu que c’est un représentant du peuple qui est couché dans ce lit ? » Après l’institution de la gamelle, on interdit aux guichetiers de boire avec les détenus : Ferney, ému de compassion pour les vieillards et les infirmes, leur dit : « Citoyens, si la loi défend aux guichetiers de boire avec les détenus, elle ne défend pas aux détenus de boire avec les guichetiers. Quand vous aurez besoin d’un verre de vin, passez au guichet et vous trouverez sur la table une bouteille de vin à votre service. » Aux Madelonnettes, Vaubertrand, au Luxembourg Benoît conquièrent l’estime, la sympathie des prisonniers, et peu s’en faut que ce dernier ne paie de sa tête sa mansuétude. Richard, à la Conciergerie, a ses bons et ses mauvais jours, mais en général on se loue de sa femme. Naudet, suspect de modérantisme, coupable de ne pas recueillir assez de malédictions, est remplacé par Guiard, ancien concierge de la Cave des morts de Lyon, une sorte de bourreau avant la lettre, un misérable qui se plaît à inventer mille vexations : défense de respirer l’air à la fenêtre, guichetiers qui viennent compter les victimes dans leur lit, sentinelles qui, pendant la nuit, crient tous les quarts d’heure : « Prenez garde à vous ! » tout billet qui renferme quelques mots de consolation ou d’amitié impitoyablement déchiré. Après l’enlèvement