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n’ont pas de nom en acquièrent un ici, et que ceux qui en ont un doivent savoir le porter. » Aristocrate enragée, Eglé faisait, comme Ange Pitou, sa propagande dans la rue, se répandant en propos, en cris séditieux, continuant de plus belle lorsqu’elle fut incarcérée. Chaumette avait imaginé de la faire condamner, elle et une de ses compagnes, en même temps que la reine, et de les envoyer à l’échafaud toutes les trois sur la même charrette. Le Christ n’avait-il pas été mis sur la croix entre deux larrons ? On y renonça, mais on ne se donna pas la peine de modifier l’acte d’accusation, de sorte qu’elles étaient accusées d’avoir conspiré avec la veuve Capet. « Malgré tout, ma chère Eglé, observait Beugnot, si on t’eût conduite à l’échafaud avec la reine, il n’y aurait pas eu de différence entre elle et toi, et tu aurais paru son égale. — Oui, mais j’aurais bien attrapé mes coquins. — Et comment cela ? — Comment ? Au beau milieu de la route, je me serais jetée à ses pieds, et ni bourreau ni diable ne m’en auraient fait relever. » Quand le président du tribunal révolutionnaire l’interrogea sur sa complicité avec la reine : « Pour cela, s’écria-t-elle en levant les épaules, voilà qui est beau, et vous avez, par ma foi, de l’esprit ; moi complice de celle que vous appelez la veuve Capet et qui était bien la reine, malgré vos dents ! moi, pauvre fille qui gagnais ma vie au coin des rues, et qui n’aurais pas approché un marmiton de sa cuisine, voilà qui est digne d’un tas de vauriens et d’imbéciles tels que vous ! » N’est-ce pas elle aussi qui, à cette question : « Accusée, de quoi vivez-vous ? » répondait : « De mes grâces, comme toi de la guillotine. » Elle entendit en souriant sa condamnation et protesta gaiment lorsque vint l’article de la confiscation de ses biens : « Ah ! voleur ! dit-elle au président, c’est là que je t’attendais. Je t’en souhaite, de mes biens ! Je te réponds que ce que tu en mangeras ne te donnera pas d’indigestion. » Ne pense-t-on pas involontairement à ce héros du romancier russe qui, s’agenouillant devant une pauvre créature dont le triste métier fait vivre la famille, lance ce mot sublime : « Je me prosterne devant toute la souffrance de l’humanité. »

Que des femmes aient voulu s’étourdir pendant la Terreur, placer l’amour, comme un voile, entre elles et la mort, au lieu d’y mettre Dieu, que plusieurs même, pour justifier cette déclaration de grossesse qui faisait surseoir à l’exécution, aient eu de coupables faiblesses, rien de plus certain. Mais combien ont réparé leurs erreurs par le dévoûment, combien ont racheté la faute des autres par l’abnégation, l’héroïsme aimable, la pratique constante des vertus les plus rares ! La Révolution a été une glorieuse date pour les femmes : les hommes fléchissent parfois, ils ne se souviennent plus de leur amitié avec les suspects, osent à peine s’approcher des prisons ; les