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mêlée d’onction, pût se faire patiemment écouter jusqu’au bout. On ne s’attend pourtant jamais à tout, et la scène qu’il eut à subir prit un caractère qu’il n’avait pas prévu. Il se trouva en face non des violences habituelles de la reine, mais de la dignité offensée du roi. Au premier mot qui fut dit du nouveau partage territorial proposé pour l’Italie, la reine poussa bien un cri. « Et le traité de Fontainebleau ! il n’y a donc plus rien de sacré en ce monde ? Que vous avais-je dit ? » ajouta-t-elle en se tournant vers son époux. Mais soit que, chez les âmes qui ne savent pas se gouverner elles-mêmes, le passage soit rapide de l’emportement à la faiblesse, soit qu’en lisant dans les regards du roi elle eût compris qu’il était touché à une corde sensible et qu’il n’y avait plus qu’à la laisser vibrer, elle se tut et parut plongée dans un morne abattement. « Je vis alors, dit Vauréal, un spectacle tout opposé à ce qui se passe ordinairement : la reine d’Espagne a coutume de se charger d’expliquer les sentimens du roi, qui parle peu et sans suite. Hier, la reine, absorbée dans sa douleur, ne proféra pas une parole pendant toute la séance, et le roi d’Espagne, comme tout d’un coup transformé en un autre homme, et, comme si cette nouvelle eût ranimé en lui toute la sensibilité dont il est capable, me dit les choses les plus vives et les plus lortes. Je n’ose reproduire ses expressions[1]. »

Tout en constatant avec surprise cet éclat d’une éloquence inaccoutumée et tout en essayant vainement d’y opposer quelques raisons de prudence qui n’étaient pas écoutées, Vauréal gardait assez son sang-froid pour remarquer que ce qui paraissait blesser le roi le plus au vil, c’était moins encore le sacrifice qui lui était demandé que les précautions mêmes qu’on avait prises pour l’arracher de lui plus facilement : c’étaient ce secret gardé jusqu’à la dernière heure, cette exigence d’une réponse immédiate et la menace dont cette injonction inattendue lui apparaissait soudainement accompagnée. Un traité qui disposait du sort de son fils, dont on ne lui avait jamais parlé et qu’on lui ordonnait de souscrire sans qu’il eût même le temps d’en faire lecture ! Tout le sang du petit-fils de Louis XIV lui montait au visage en se voyant traité ainsi, comme un enfant sans raison qu’on menait la verge à la main ! « Le roi, mon neveu, s’écriait-il sans se mettre en peine d’être entendu, me prend le Milanais sans m’en prévenir, et, si je n’y consens pas, il me menace. Jamais pareille chose n’est arrivée à un roi d’Espagne. Ce qu’on me demande est contre mon honneur, je

  1. Vauréal à d’Argenson, 27 janvier 1746. (Correspondance d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)