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sa propre lignée qu’il trouvait le laboureur, le berger, le charre-lier, le faucheur, le terrassier, jusqu’à la fileuse et jusqu’au vannier pour les veillées d’hiver. Aujourd’hui, il a un fils, il n’en a qu’un, celui qui doit avoir le champ, l’avoir tout entier.

Au temps de mon enfance, dans le pays du Maine qui s’allonge entre Fresnay-le-Vicomte et Sillé-le-Guillaume, j’ai vu souvent un fermier, maître Chédor, présider la table où ses onze enfans, beaux et solides, s’asseyaient au-dessous de lui. A force de besogner, d’aller vendre son blé au Mans, son chanvre à Alençon, il avait amassé, pièce de 6 liards par pièce de 6 liards, un maigre pécule dont on parlait avec exagération autour de lui, ce qui a permis à Pierre, son fils aîné, d’épouser une fille orpheline qui possédait une dizaine d’hectares, moitié prés, moitié labours. Longtemps après les jours que je rappelle, je suis retourné voir ces braves gens ; j’ai demandé : « Où est Pierre ? » On m’a répondu : « Il est sur sa terre, en dévalant du côté de la Sarthe, au-delà des grands Berçons, tout auprès de Saint-Aubin-de-Locquenay. » J’y ai été par les chemins ombreux où j’avais cueilli tant de « nousilles » pendant mes vacances d’écolier. » Pierre m’a bien accueilli et m’a offert un pichet de cidre : je lui ai dit : « Combien as-tu d’enfans ? — Je n’ai qu’un gars, pas plus. » Je l’ai regardé avec surprise. Il s’en est aperçu ; son expression est devenue sérieuse, et c’est d’un ton presque bourru qu’il a répliqué : « Dame ! vous savez ; je ne veux pas que mon héritage soit partagé. » Mauvaise parole ; le paysan n’est pas seul à la prononcer ; plus d’un petit négociant, plus d’un bourgeois, plus d’un millionnaire l’a répétée. Une telle théorie mise en pratique est néfaste. J’en demande pardon à certains économistes, mais j’estime que Malthus est un malfaiteur. Si l’Angleterre l’avait écouté, elle n’aurait ni l’Hindoustan, ni tant de colonies prospères. Les pays qui n’ont pas trop de population n’en ont pas assez.

Ces pensées s’agitaient dans ma cervelle pendant que je longeais le mur du parc de la maison de retraite et que j’arrivais devant la grille. A droite, le logement du concierge ; à gauche, le pavillon de l’agent général ; en face, une allée sablée aboutissant à un immense bâtiment dont l’aspect a quelque chose de conventuel. Si c’est un monastère, il semble fait pour les grands du monde et non pour les pauvres frères instituteurs qui sont venus là chercher le repos, parce que l’âge, les fatigues, le labeur de leur vie, les ont réduits à l’impuissance de travailler encore et les ont forcés à renoncer à leur mission. Leur humilité, acquise par une longue pratique et devenue, en quelque sorte, un besoin de leur nature, a dû parfois se trouver mal à l’aise dans les demeures que la bienfaisance ducale a préparées pour leur vieillesse.