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lui faire perdre sa nationalité italienne. Lorsqu’elle fut en âge de se marier, elle épousa Raphaël Ferrari, marquis de Ferrari, qui devait devenir duc de Galliera.

Une légende avait cours dans la famille de l’homme à qui elle venait de s’unir. On racontait que le grand-père de celui-ci avait péri d’une façon tragique. Très riche, encore plus avare, il avait fait construire un caveau fermé par une porte de fer, à serrure compliquée, dont seul il connaissait le secret. C’est là qu’il entassait ses richesses, richesses métalliques qu’il aimait à manier et dont le bruissement sonnait à ses oreilles comme une musique exquise. Un jour qu’il était en bonne fortune, en tête-à-tête avec son trésor, la porte se referma sur lui. Le mécanisme d’ouverture était-il placé à l’extérieur ; l’avare ne put-il le faire jouer ? fut-il pris d’une syncope ? on en est resté aux conjectures. Il fallut du temps pour découvrir l’ouvrier qui avait fabriqué cette serrure mystérieuse. Lorsqu’enfin on put l’appeler et qu’il accourut, le caveau était un sépulcre, le bonhomme y gisait, tordu par une dernière convulsion, et mort depuis plusieurs jours. Ce serait ce trésor qui aurait été le noyau autour duquel s’est cristallisée l’énorme fortune des Galliera.

La duchesse, — je n’ai pas eu l’honneur de la connaître, — êtait, m’a-t-on dit, une femme d’intelligence et de valeur réelles. Assez exaltée, aux heures de sa jeunesse, curieuse des choses de l’esprit, aimant les beaux-arts, apte aux vives causeries, se délectant à la sculpture, elle formait toute sorte de projets à la fois héroïques et charmans pour un fils qui lui était né et qu’elle avait l’intention de faire naturaliser Français, car elle adorait la France. L’enfant n’avait pas quinze ans, qu’il s’en était allé pour ne jamais revenir. La duchesse fléchit sous le poids de la plus grande douleur qui existe pour la créature humaine et faillit y succomber. A son chagrin s’ajoutèrent des troubles nerveux qui en furent la conséquence et qui, pendant longtemps, la laissèrent ébranlée, sans action sur elle-même, anéantie ou exaspérée, ne parvenant pas à se ressaisir.

De cet accès de désespoir date pour elle une modification profonde. On eût dit que sa jeunesse s’était effondrée d’un seul coup, emportant les espérances, les aspirations et les ardeurs de vivre. En sortant de cette crise, qui aurait pu être mortelle pour sa raison, elle sentit qu’elle n’était plus ce qu’elle avait été ; elle se cherchait et ne se retrouvait pas ; quelque chose était mort en elle, qui jamais plus ne devait revivre. Les frivolités si chères aux jeunes femmes, les rêvasseries où elles se complaisent, semblaient s’être éliminées d’elles-mêmes ; on pouvait croire qu’ayant touché le fond des désolations maternelles, elle y avait laissé tomber, pour toujours, le bagage