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et la nuit surprend encore Français et Espagnols campés en présence.

Le 20, à la pointe du jour, les tambours du roi catholique battent aux champs ; toute son armée se met en marche par sa droite ; Turenne crut un moment qu’il allait être tourné, mais l’ennemi change de direction et s’éloigne. Ce spectacle avait quelque chose de si étrange que les témoins, les acteurs n’en pouvaient croire leurs yeux : « Serait-il vrai, dit Bussy dans ses Mémoires, que M. le Prince, par un reste d’amitié pour sa patrie compatible avec son honneur, eût donné les mains à cet excès de prudence des Espagnols ! » Oui, M. le Prince avait déjà souvent des accès de repentir, des retours de tendresse pour sa patrie, mais pas sous cette forme ni dans de tels momens. Oui, les mouvemens de son cœur étaient parfois plus forts que les sophismes dont sa raison cherchait à se bercer : lorsqu’on lui présenta un étendard enlevé au régiment du Roi, il fut fort ému et le renvoya aussitôt, « pour marquer le profond respect que j’ay toujours pour la personne du Roy[1] ; » mais une fois en présence, il ne voyait plus que des ennemis à vaincre. L’attitude de Turenne ne lui faisait pas illusion, et il avait sollicité, pressé don Juan d’engager le combat. Quand il dut renoncer à triompher de l’indécision du vice-roi, il proposa et fit adopter l’attaque de la petite place qui portait son nom, moins pour s’emparer de cette forteresse et de ses écluses que pour y enfermer, y paralyser ceux qui s’y étaient jetés après la surprise du 16 et enlever à Turenne un renfort de trois à quatre mille hommes. Cet aveu d’impuissance et ce départ, quel qu’en fût l’objet, valaient une victoire pour la France.

Mazarin ne semble pas avoir compris la grandeur de la conduite de Turenne, l’importance du service rendu au Roi. Il pressait le maréchal d’agir, lui demandait un effort dont l’armée était incapable, exigeant qu’on secourut la place assiégée ; et Turenne s’excusait de ne pas obéir, sans aigreur, mais avec fermeté, sincérité, et un certain chagrin : « Si je comptais sur cette armée comme n’ayant pas esté devant Valenciennes, — je dis ce qu’il y en a ensemble, — je prendrais assurément un mauvais fondement ; je croy que Vostre Eminence sçait bien que je ne crains pas plus qu’un autre de me mettre dans une allaire ; mais quand je croy voir qu’il n’y a pas apparence qu’il en arrive du bien, et qu’il peut aisément en arriver de grands maux, je suis persuadé qu’Elle trouve bon

  1. M. le Prince au marquis de Montpezat, mestre-de-camp du régiment du Roi, 30 août 1655. (Papiers de Condé.) Cet étendard avait été pris dans un fourrage. Le jeune roi refusa de l’accepter, « ayant bien assez des trophées recueillis par ses troupes sur le champ de bataille. » C’est bien déjà Louis XIV qui parle.