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et, par moment, des vues profondes, des traits de génie, où l’auteur devance son temps et annonce l’avenir. Il serait aisé de détacher de son ouvrage quelques-unes de ces idées puissantes, qu’il jette en passant, et qui sont devenues ailleurs les élémens d’un grand système. Voici, par exemple, en quels termes il répond au scepticisme des académiciens : « Je ne crains pas qu’on me dise : « Mais, si vous vous trompez ? » — Si je me trompe, je suis ; car celui qui n’est pas ne peut pas se tromper, et de cela même que je me trompe, il résulte que je suis. » C’est l’origine du cogito, ergo sum et de la philosophie moderne. Ailleurs il dit, dans un passage admirable : « Etre, c’est naturellement une chose si douce que les misérables mêmes ne veulent pas mourir, et, quand ils se sentent misérables, ce n’est pas de leur être, mais de leur misère, qu’ils souhaitent l’anéantissement… Mais quoi ! les animaux mêmes, privés de raison, à qui ces pensées sont inconnues, tous, depuis les immenses reptiles jusqu’aux plus petits vermisseaux, ne témoignent-ils pas, par tous les mouvemens dont ils sont capables, qu’ils veulent être et qu’ils fuient le néant ? Les arbres et les plantes, quoique privés de sentiment, ne jettent-ils pas des racines en terre à proportion qu’ils s’élèvent en l’air, afin d’assurer leur nourriture et de conserver leur être ? Enfin les corps bruts, tout privés qu’ils sont et de sentiment et même de vie, tantôt s’élancent vers les régions d’en haut, tantôt descendent vers celles d’en bas, tantôt aussi se balancent dans une région intermédiaire, pour se maintenir dans leur être et dans les conditions de leur nature. » Ne pourrait-on pas, avec un peu de complaisance, reconnaître là le principe des théories qui nous enseignent raccommodement aux milieux et la lutte pour l’existence ? Ces passages et beaucoup d’autres qu’on pourrait citer font assez voir combien d’idées fécondes il a semées sur sa route. Mais il faut bien avouer que sur l’ensemble de l’œuvre, sur les théories philosophiques et historiques qu’elle renferme, sur la manière dont les livres saints y sont interprétés, sur la facilité avec laquelle l’auteur accepte tous les miracles, même ceux de la mythologie païenne, la science, au sens où notre siècle l’entend, aurait beaucoup de réserves à faire. Ces réserves sont les mêmes qu’on a faites à propos de l’Histoire universelle de Bossuet, surtout dans la seconde partie de cet ouvrage, que l’auteur appelle la suite de la religion, et qui est plus directement inspirée de la Cité de Dieu. Saint Augustin et Bossuet sont deux génies de hauteur inégale, mais de même caractère et de même trempe, des gens de gouvernement et d’autorité, qui suivent volontiers les traditions, qui aiment à marcher dans le grand chemin, avec la foule, et ne cherchent pas des voies nouvelles et solitaires, qui mettent moins leur gloire à élever des systèmes originaux qu’à conserver et à