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comparaient les misères présentes à la prospérité passée et qu’ils voyaient à quel état l’empire était réduit sous des princes chrétiens, ils se trouvaient plus que jamais autorisés à prétendre que c’était bien le christianisme qui était l’auteur des malheurs de l’empire. Seulement ils n’avaient plus la permission de le dire tout haut ; il ne leur était plus possible « d’aboyer de leur bouche sacrilège, » comme faisait Demetrianus du temps de Dèce ; l’autorité, qui protégeait les chrétiens, ne le leur aurait pas permis. Ils se contentaient de murmurer à voix basse dans les lieux peu fréquentés, mussitabant in angulis[1]. Mais ces murmures recueillis avec avidité par les mécontens, ces plaintes qui passaient de bouche en bouche, ces mots amers, ces regards de menace et de colère à chaque mauvaise nouvelle, finissaient par inquiéter les fidèles et jetaient le trouble dans l’opinion.

L’Afrique était un terrain bien préparé pour les attaques de ce genre. Nulle part les questions religieuses ne se discutaient avec plus de passion. Il y restait des païens obstinés, qui ne perdaient pas courage, et osaient quelquefois en venir aux mains avec leurs ennemis. Ils avaient sans doute accueilli avec des cris de fureur la nouvelle de la catastrophe de Rome, qu’ils regardaient toujours comme la métropole de leur culte proscrit. « Quand nous faisions des sacrifices à nos dieux, disaient-ils, Rome était debout, Rome était heureuse. Maintenant que nos sacrifices sont interdits, vous voyez ce que Rome est devenue ! » Ils étaient favorisés par une circonstance particulière, qui disposait le public à leur donner raison. L’Afrique, séparée par la mer des barbares, semblait à l’abri de leurs invasions ; aussi était-elle l’asile préféré des malheureux qui fuyaient devant les Huns et les Goths. On voyait sans cesse, dans ces lamentables années, débarquer à Carthage des échappés de Rome, de grands personnages, qui portaient des noms célèbres, et qui arrivaient avec les restes de leurs familles et les débris de leur fortune. A l’aspect de ces malheureux, la pitié s’éveillait. Les récits qu’ils faisaient des scènes auxquelles ils venaient d’assister les mettaient devant les yeux de leurs auditeurs. Tout le monde, en les écoutant, croyait assister à la prise de Rome, et à chaque arrivant illustre, la douleur publique était renouvelée. Naturellement les païens en profitaient pour redoubler leurs plaintes ; et non-seulement ils étaient bien accueillis de ceux qui partageaient

  1. Se sont-ils contentés de murmurer ? N’ont-ils pas écrit quelqu’un de ces pamphlets qu’on faisait circuler on cachette ? On peut le croire sans témérité. Nous voyons que plus tard les païens essayèrent de répondre à la Cité de Dieu de saint Augustin, et qu’ils attendaient pour mettre leurs écrits en circulation qu’on pût le faire sans danger. Dans tous les cas, ces pamphlets, s’ils ont existé, ne nous sont pas parvenus.