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La prise de Rome vint dissiper toutes ces illusions. On se trouva brusquement en présence d’une terrible réalité. Il n’était plus permis de se donner le change avec de grands mots. Le danger que courait l’empire, et qu’on n’avait pas voulu voir, apparut soudain à tous les yeux. Quand on vit que cette civilisation dont on était si fier, et qui faisait le charme de la vie, était menacée de périr, d’une confiance aveugle on passa tout d’un coup à de mortelles inquiétudes.


I

Un des premiers résultats de ces inquiétudes fut de ranimer la question religieuse, qui semblait près de s’éteindre. On voulut se rendre raison d’une catastrophe à laquelle on ne s’était pas attendu. Plus elle était imprévue et terrible, plus on éprouvait le besoin de lui trouver des causes surnaturelles. La pensée vint à tout le monde de l’attribuer à la colère céleste, et naturellement les païens qui restaient soutinrent que les dieux se vengeaient de l’abandon de leur culte.

Les anciens Romains se faisaient gloire d’être « les plus religieux des mortels. » Il est sûr qu’ils étaient fort dévots : toute leur histoire le montre ; et, comme il arrive toujours, leur dévotion se manifestait surtout à la suite de quelque désastre public. Pendant les guerres puniques, toutes les fois qu’Hannibal remportait une victoire, les nobles auxquels le peuple avait recours dans le malheur, après les avoir négligés pendant la prospérité, ne manquaient pas de prétendre qu’on avait mécontenté les dieux, et qu’on était victime de leur colère. « Votre faute, disait Fabius, au lendemain de Trasimène, est plutôt d’avoir négligé les sacrifices et méconnu les avertissemens des augures que de manquer de courage ou d’habileté. » Aussitôt toute la ville se mettait en prières. On recommençait les anciennes cérémonies, on en imaginait de nouvelles ; et, comme la fortune finissait toujours par revenir à un peuple qui ne s’abandonnait pas lui-même, et à qui les revers donnaient de nouvelles forces, on en faisait honneur à toutes ces pratiques pieuses, et l’on proclamait bien haut qu’on leur devait la victoire : c’est ainsi que s’accrédita la croyance que Rome était redevable de sa grandeur à la protection de ses dieux.

Cette opinion, qui fut acceptée de tout le monde, et que les esprits mêmes les plus libres et les moins crédules, comme Salluste et Cicéron, ne se permettent pas de contester, était de nature à nuire singulièrement à la propagation du christianisme : aussi voyons-nous les premiers apologistes fort occupés à la combattre.