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Si je devais conclure, à mon tour, voici comment je résumerais mes impressions. Dans les Balkans, l’église orthodoxe, sœur aînée, mais bien déchue, de l’église russe, fille illettrée de la philosophie grecque, gardienne aveugle d’un dogme subtil, envahie et peu à peu paralysée par la torpeur asiatique, n’a su défendre ni l’union de ses fidèles, ni l’indépendance de ses chefs. En repoussant la suprématie du pape, elle s’est donné autant de maîtres que la péninsule a compté de despotes. En confondant sa fortune avec celle de l’empire grec, elle s’est soumise d’avance aux mêmes démembremens. Étrangère, dans sa jeunesse, à la fougue des croisades, elle n’a pas connu davantage les longs desseins ni les luttes patientes de l’âge mûr. Sous les Turcs, la tyrannie des fanariotes a discrédité pour toujours un semblant d’unité qui masquait une spéculation. Mais en même temps l’esprit chrétien, qui semblait abandonner les rangs supérieurs du clergé, renaissait plus bas dans l’opprobre et dans la servitude. Les paroisses et les couvens devenaient les châteaux forts du sentiment national, et formaient ces églises rivales, mais vivaces, qui conspirent chacune pour son drapeau. Ce culte n’étend pas l’horizon des âmes, et ne déplace pas les bornes de la cité. Mais il n’engage pas une lutte périlleuse contre l’état. Il ne multiplie pas les lumières, mais il n’encourage pas les factions. Il n’a pas introduit une seule idée dans le monde, mais il entretient dans les mœurs de la douceur et de la bonhomie.

Je dirai que cette religion est impuissante, mais inoffensive en politique, stérile dans le domaine intellectuel, utile encore dans le domaine moral. Bien des gens penseront que cette neutralité suffit ; — oui, peut-être, au sein d’une grande nation satisfaite, qui n’aurait plus qu’à digérer son bonheur. Mais les peuples de la péninsule n’en sont pas là. Des amis sincères leur souhaiteraient quelques passions générales, un grain d’enthousiasme, une étincelle enfin de cette foi communicative qui soulève des montagnes, — surtout quand ces montagnes sont des frontières.


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