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le jour de Kossovo. Ils ont béni vos étendards, et ce ne fut pas leur faute si la Providence fut un peu turque ce jour-là. Mais certainement, quelque cent ans plus tard, ils n’ont pas dû prier d’aussi bon cœur pour le salut des Grecs assiégés dans Constantinople ; et j’imagine que la chute de la ville impériale leur versa dans l’âme ce baume auquel les âmes dévotes ne sont point insensibles. Question d’optique, après tout. Je connais cette illusion, qui nous fait trouver notre délice dans les maux du voisin jusqu’au jour où nous sommes avalés nous-mêmes. Un seul point m’étonne à présent. Comment ces vieilles rivalités ont-elles survécu à la conquête ? Le lendemain d’une grande catastrophe, tout le monde ne se trouve-t-il pas d’accord ? N’est-il pas très humain de faire alors son meâ culpâ, de déplorer les coups de poing de la veille, et de se retrouver tous frères sous le niveau commun de la servitude ? Justement, la domination turque a confondu, parmi vous, toutes les classes. Comment n’a-t-elle pas effacé vos dissentimens religieux ? Les haines des prêtres sont-elles donc les seules qui ne pardonnent pas ?

— C’est que, du temps des Turcs, la croix grecque s’est montrée plus oppressive que le croissant lui-même. Vous touchez là, monsieur, à des blessures encore toutes fraîches. Nos vieux rois sont bien loin ; on peut en parler tranquillement. Mais mon grand-père a porté le joug du clergé grec ; et si l’atavisme n’est pas un vain mot, mon cou devrait en porter la marque. Ne soyez donc pas surpris si j’y mets un peu d’amertume. Oui, cette église grecque, notre mère après tout, ne craignit pas de monter en croupe derrière l’infidèle pour nous dépouiller plus à l’aise. Pendant quatre cents ans, les pasteurs, changés en loups, dévorèrent leurs brebis. Vous avez lu dans les histoires ces belles enchères publiques autour du siège patriarcal de Constantinople. L’affaire était bonne : il se forma, pour l’exploiter, un syndicat de banquiers fanariotes. Dans ces familles du Fanar, quiconque ne pouvait devenir courtier, interprète ou valet de pacha, se faisait prêtre et ne changeait pas de méthode en changeant d’habit. Comme l’argent faisait le moine, on vit des cuisiniers ceindre la tiare et gravir les degrés de la chaire d’où avait fulminé Chrysostome. On y vit même de ces jolis garçons complaisans qui se tiennent à la porte des cafés pour allumer les chibouks. Vous a-t-on parlé de l’agiotage sur les évêchés ? de la cote qui montait ou baissait selon le rendement du troupeau ? La préconisation la moins coûteuse valait dans les 4,000 ducats. Vous savez cela théoriquement. Mais ce que nous connaissons, nous, par expérience, ce sont les moyens dont l’évêque se servait pour se récupérer. Il y en avait de doux et d’onctueux : le prélat faisait une petite tournée dans son diocèse, non sans