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Je ne pus m’empêcher de rire : — Voilà, dis-je, un bienfait dont Constantin ne se doutait guère, puisqu’il croyait, au contraire, enchaîner l’église à son char. Vous conviendrez aussi que les papes, s’ils avaient prévu cet abandon, ne l’en auraient pas remercié. De quelle étreinte ils s’attachèrent au fantôme de l’empire ! Que ne firent-ils pas pour le ressusciter, avant de sentir leur puissance, et d’entamer cette lutte fameuse contre l’empire germanique !

— Assurément, reprit-il ; ni les princes qui ont préparé cette grande révolution, ni les prélats qui l’ont consommée ne pouvaient même en soupçonner la portée. Mais où en serions-nous, s’il fallait rayer du nombre des hommes providentiels tous ceux qui n’ont pas la vue bien nette de leur mission ? Est-ce que, neuf fois sur dix, la Providence n’emploie pas ses favoris à faire précisément le contraire de ce qu’ils avaient médité ? Leur génie consiste à retourner leur plan de campagne pour faire face à l’imprévu… Ah ! monsieur, quels grands hommes que vos papes ! Certes, je suis bon orthodoxe ; mais je ne puis m’empêcher d’admirer l’heureuse inconséquence qui leur a permis de découvrir un nouveau monde, tout en regrettant l’ancien. Christophe Colomb n’était rien auprès d’eux, car il était soutenu par l’espérance. Mais que dire d’un Colomb qui marcherait à la découverte avec désespoir, les yeux tournés en arrière, les bras tendus vers le port délaissé ? Telle était cependant la position des premiers papes. Ils se détachaient avec douleur des rivages classiques de l’empire, et n’apercevaient devant eux qu’un gouffre sombre, traversé par le spectre de nations incohérentes. Tel pape, dont le pontificat ouvre une ère nouvelle, se croyait modestement conservateur… C’est tout l’opposé de vos révolutionnaires, qui s’embarquent avec fracas pour le pays des réformes, et qui rentrent piteusement après une petite promenade en mer. Vous aussi, en France, vous voguez vers des terres inconnues ; vous appelez au secours ; vous criez que le navire va Couler, vous faites un bruit indécent pendant la tempête : il s’agit après tout d’un ministère qui se noie. Pensez quelquefois à ces grands pilotes, debout sur le vaisseau de l’église, soutenant le choc de vingt nations barbares et rassurant l’équipage, tandis qu’ils ne perdaient eux-mêmes que l’espoir d’un beau martyre…

— Voilà qui va fort bien, dis-je, et je ne m’attendais guère à trouver dans votre bouche l’apologie des Grégoire et des Innocent. Mais, me direz-vous alors pourquoi vous maudissez la mémoire de Constantin qui leur a livré Rome ?

— Pourquoi ? mais précisément par les raisons inverses que vous avez de la bénir ; parce que ses successeurs ont régenté l’église d’Orient ; parce que les patriarches de Constantinople ont perdu de