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figure ne pouvaient guère l’oublier ; non qu’elle se recommandât par aucun caractère saillant : mais on y lisait clairement l’impartialité, la simplicité, la bienveillance, et ce sourire ingénu, véritable grâce du savant, charme pudique d’un esprit que le commerce des idées préserve du frottement des hommes. Je voulus connaître ce Cincinnatus, et j’allai le voir dans son ermitage. Il habitait tout au bout de la ville une petite maison basse ornée d’un jardin : un de ces vergers serbes tirés au cordeau, mais tout rempli d’herbes folles ; un jardin de curé dont on aurait depuis longtemps perdu la clé. C’est là que je trouvai mon homme dans une grande pièce bien fraîche, devant une table chargée de paperasses et d’in-folio, tandis que l’ombre diaphane d’une vigne sauvage passait et repassait devant les fenêtres. Une odeur studieuse de vieille pipe et de parchemin flottait sur ce paisible intérieur. Je pris l’habitude d’y venir de temps en temps. Cette pipe réfléchie me semblait préférable à la cigarette de quelques hommes d’état, auxquels les vastes projets ne coûtent rien, et qui remanient en cinq minutes la carte de l’Europe. Mon ignorance fit bientôt bon ménage avec son érudition, car le vrai savoir est indulgent. Je hasardais des conjectures, il répondait par des faits. Il daignait m’initier à des travaux qui roulaient principalement sur la comparaison de l’Orient et de l’Occident. Quand je posséderai à fond la syntaxe des idiomes jugo-slaves, ce qui prendra tout au plus quinze ou vingt ans, j’espère enfin satisfaire l’impatience du monde savant, et lui offrir une traduction fidèle de sa belle monographie sur le droit féodal des Serbes considéré dans ses rapports avec la coutume de Normandie. Parfois, l’ardeur de la controverse nous échauffait les oreilles. Nous eûmes une pique assez sérieuse au sujet de Godefroy de Bouillon, dont il contestait le caractère chevaleresque. Mais ces nuages passaient vite. Tout se terminait par une franche poignée de main. Nous disions : « Que ne nous charge-t-on d’arranger tous les deux les affaires d’Orient ! Nous serions bientôt d’accord. »

Un jour, il me faisait admirer ses manuscrits. C’étaient pour la plupart des livres saints rédigés en langue slavonne, couverts de fines miniatures. Il tournait les feuillets avec une respectueuse précaution. — Voyez, me dit-il, ces textes sont plus anciens que le livre d’heures d’Anne de Bretagne. Ces enluminures, où se trahit l’influence byzantine, rappellent, par leur gaucherie, vos estampes du moyen âge. Nous avons eu nos moines et nos preux, qui valaient bien les vôtres. Et puis, allez dire à Paris que nous n’avons pas d’histoire, et que nous nous forgeons des archives pour les besoins de la cause !

— Soit, repris-je ; mais à quoi servent les traditions si le fil