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qu’ils se trompent. Enfin, si l’on est curieux de connaître les sources où le poète a puisé, — car peut-être sait-on que Shakspeare n’inventait rien, non plus que Molière, dans le sens où l’on entend aujourd’hui ce mot ; mais il démarquait ; et d’une ballade populaire, qui courait les tavernes de Londres, en y mêlant un conte impudique, il composait un chef-d’œuvre ; — les notes et préfaces des traductions de François-Victor Hugo et de M. Émile Montégut contiennent toutes les indications que l’on puisse désirer.

Mais ce qui pourrait être plus intéressant, — puisque le Marchand de Venise est réputé le chef-d’œuvre de la comédie de Shakspeare, — ce serait d’essayer de dire, non pas précisément en quoi consiste la comédie de Shakspeare, mais l’espèce de plaisir, très certain et pourtant très vague, presque diffus, très vif et cependant indéterminé, très complexe surtout, et très composite, si je puis ainsi parler, dont elle est pour nous l’occasion ou le prétexte autant que la cause. Ce que nos pères goûtaient jadis dans le Marchand de Venise ou dans Beaucoup de bruit pour rien, — qu’aussi bien ne goûtaient-ils guère, — c’en était quelques scènes et quelques caractères, celui de Shylock, par exemple, où, retrouvant quelques traits de celui d’Harpagon, ils en abusaient aussitôt pour donner la préférence à Molière. Mais nous, c’est autre chose aujourd’hui que nous y goûtons ; et, qui pourrait le dire, il aurait, sans presque y songer, retracé l’instructive histoire de toute une révolution de la critique et du goût.

Vérone, Venise, Messine, la poésie des lieux : voilà ce que nous en aimons d’abord ; et la poésie des noms : Rosalinde et Portia, Troïlus et Cressida, Obéron, Titania, Orlando, qui suffisent tout seuls à renouveler confusément en nous quelque chose des impressions qu’ils éveillaient dans l’âme de Shakspeare lui-même. Car il ne connaissait sans doute autour de lui ni de Titania, ni de Troïlus : il n’avait jamais vu ni Venise, ni Vérone ; mais ces noms, en sonnant harmonieusement à son oreille, évoquaient avec eux pour lui tout un long cortège d’impressions fortes et exquises, — des formes, des couleurs, des parfums, qu’il fixait dans sa prose ou qu’il concentrait dans ses vers. Autant, en effet, qu’à l’Angleterre d’Elisabeth et des premiers Stuarts, j’oserais dire de l’auteur du Marchand de Venise qu’il appartient à l’Italie de la Renaissance. Ou plutôt encore, dans le temps qu’il a vécu, les littératures nationales de l’Europe n’existaient pas, ne vivaient pas d’une vie qui leur fût propre, n’étaient enfin que l’expression locale d’une littérature universelle dont l’Italie conduisait le chœur. Et je ne sais pas si l’Italie de Shakspeare est la vraie pour les historiens, — j’aurais même des raisons de croire le contraire, — mais elle l’est devenue pour nous. Vérone c’est Juliette, et Othello c’est Venise. Léonard ou Raphaël, Corrège, Titien ou Véronèse n’ont pas déterminé plus définitivement