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de Conte d’avril, n’avait guère qu’à moitié réussi ; le nom respecté de Shakspeare avait mal défendu le Songe d’une nuit d’été contre la paraphrase que M. Paul Meurice en avait tirée ; mais, depuis lors, Beaucoup de bruit pour rien, imité d’assez près et assez heureusement par M. Louis Legendre, avait presque conquis le public français à ce qu’il y a de plus romanesque dans la comédie de Shakspeare ; et, ce qu’avait commencé Beaucoup de bruit pour rien, le succès du Shylock de M. Edmond Haraucourt, librement inspiré du Marchand de Venise, pourrait bien l’avoir achevé l’autre soir. Nous en félicitons également le poète, qui, s’il a pris sans doute quelques libertés avec le texte de Shakspeare, n’en a pas pris beaucoup plus que les Anglais eux-mêmes ; nous en félicitons le directeur de l’Odéon, dont le goût, l’expérience et la dévotion pour Shakspeare ont vraiment su faire passer jusque dans le décor et dans la mise en scène quelque chose de la poésie pénétrante et subtile de l’original ; — nous en félicitons aussi les auteurs de Germinie Lacerteux et de la Bête humaine : M. Edmond de Goncourt et M. Émile Zola.

Car, si le froid, comme on l’a très bien dit, est agréable pour se chauffer et s’il ne l’est même que pour cela ; ainsi, la fréquentation des cuisinières est bonne pour créer dans nos esprits bourgeois un préjugé vaguement favorable aux duchesses, et le naturalisme, en général, pour nous faire sentir le prix de son contraire. Lassés que nous sommes aujourd’hui de cette Lugubre parodie de la vie réelle que l’on nous donne depuis vingt-cinq ou trente ans pour en être la fidèle image, c’est le naturalisme, on n’en saurait douter, qui nous a rendus heureusement aveugles aux invraisemblances dont se choquait encore, dans la comédie de Shakspeare, si romanesque et si poétique à la fois, la logique trop exigeante, et un peu courte aussi, de nos pères. Il est doux, de rêver, et d’extravaguer au besoin, avec les amoureux de Shakspeare, sous d’autres cieux et dans d’autres jardins que le parc de Montsouris ou les Buttes-Chaumont. Assez de « crémeries » et « d’assommoirs ; » plus de concierges ni de blanchisseuses, de Jupillon ni de Coupeau ; toutes les Gervaises pour une Portia, toutes les « buées » pour un clair de lune, et tous les fiacres pour une gondole ! C’est parce que le naturalisme, en supprimant le romanesque et la poésie dans l’art, nous les a rendus d’autant plus nécessaires qu’ils se rencontrent rarement dans la vie, c’est pour cela que, comme autrefois les très naïfs et très rudes spectateurs du théâtre du Globe, nous sommes prêts à suivre Shakspeare par tous les chemins où l’inépuisable fantaisie de son imagination le mène.

Mais, d’autre part, comme en habituant nos oreilles à des grossièretés inouïes jusqu’alors sur une scène française, le naturalisme nous a rendus insensibles à ce qu’il y avait dans Shakspeare de plus