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déménager, elle a l’obligeance de lui donner sa nouvelle adresse, pour qu’il sache où la trouver s’il a besoin de ses conseils spirituels ; et, sans attendre qu’il les réclame, elle l’en accable. Un siècle aurait pu s’écouler avant qu’elle eût vidé son sac, avant que sa fontaine de lait aigre-doux eût tari.

Le 29 novembre 1852, elle apprit que le duc venait de mourir sans s’être converti et sans l’avoir épousée. Peu de temps après, elle partit pour rejoindre sa sœur, mariée et établie en Amérique. La vie commune leur fut bientôt insupportable, elles se séparèrent. Miss J… est morte à New-York en 1862.

Le duc avait joué de malheur. Si redoutable que soit la race des convertisseuses, on en connaît qui ont de l’aménité, du charme et de l’onction. Miss J… était une dévote chagrine, irascible, acariâtre, au sourcil superbe. Elle se prosterne, s’anéantit sans cesse devant le Seigneur ; quand elle se relève, sa tête se perd dans les nues, elle se sent l’égale des dominations et des trônes, les reines de la terre ne lui vont pas à la ceinture. Elle est un vase d’élection dans lequel le Très-Haut a mis toutes ses complaisances. Sa vie est une suite de miracles, toutes ses pensées lui viennent du ciel, c’est le Saint-Esprit lui-même qui lui indique les cas où elle doit mettre sa robe de mérinos vert. Il lui fallait un Dieu qui ne fût qu’à elle, un Dieu qu’elle absorbât tout entier sans lui laisser une minute pour s’occuper de l’univers.

Il est certain que le duc de Wellington s’est montré aussi patient dans ses relations avec miss J… qu’il avait été ferme, constant et méthodique dans la guerre d’Espagne. Mais sa patience ne fut pas celle d’un saint : les saints résistent à leurs curiosités et ils ne sont pas en quête d’un hochet pour amuser leurs cheveux blancs. Ce n’était pas non plus la patience d’un ange ; pour consoler miss J… de ne l’avoir pas épousée, un ange lui aurait fait une pension. C’était la sagesse d’un philosophe pratique, qui, ayant commis une imprudence, se dit : « Tu l’as voulu ! Tirons-nous de ce mauvais pas en galant homme. » Le duc avait pour principe qu’on doit subir de bonne grâce les conséquences de ses fautes et la peine à laquelle on s’est condamné soi-même, que, quand le vin est tiré, il faut le boire. Ce vin était du vinaigre ; il a fait plus d’une fois la grimace, mais il a bu.


G. VALBERT.