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« Il est impossible au duc, réplique-t-il, de garder les lettres de miss J… Elles sont en général fort longues et se suivent à de très courts intervalles. Si le duc les conservait, d’autres que lui pourraient les voir. Il les détruit aussitôt qu’il les a lues et comprises. » On reconnaît l’homme soigneux de sa renommée, qui n’a jamais craint les boulets, mais qui a toujours eu peur du ridicule, et qui se dit : « Que penseraient de moi mes héritiers s’ils trouvaient ce fatras dans mes tiroirs ? » Mais ce qui allume bien davantage encore la bile de miss J.., ce qui la met hors d’elle-même, c’est qu’il s’est permis de signer d’une simple initiale quelques-uns de ses billets et d’y apposer un cachet sans armoiries. Elle se dit insultée, outragée : « Désormais je refuserai de recevoir toute lettre qui ne portera pas toutes les marques du respect qui m’est dû. » A quoi il répond : « Ma chère miss J.., j’avais toujours cru que ce qu’il y a d’important dans une lettre, c’est le contenu. » Il aura beau faire, elle ne le trouvera jamais assez respectueux. Il l’a désirée et ne l’a pas épousée : elle s’en venge en lui faisant mille chicanes, mille incartades, en le tourmentant de ses reproches et de ses soupçons. Il en est réduit à lui dire : « Je n’ai jamais eu l’intention de vous offenser et je vous offense toujours. Je ne sais plus comment m’y prendre pour vous plaire. »

L’éditeur de cette correspondance, Mme Terhume Herrick, estime que la longanimité du duc de Wellington dans cette affaire fut non-seulement admirable, mais prodigieuse, qu’elle tient du miracle. Je crois cependant qu’en l’examinant de près, ce miracle s’explique. Mais avant tout, il faut distinguer les temps. Il y eut plusieurs périodes, plusieurs phases dans cette liaison qui procura au vert et noble vieillard si peu de plaisirs et tant de désagrémens.

N’oublions pas que miss J… était fort jolie, qu’il était fort épris, et qu’un cœur vivement touché ne se désabuse pas tout d’un coup. Pendant bien des mois encore, il conserva quelques illusions et une vague espérance d’apprivoiser cette gazelle très sauvage, très belliqueuse, qui prenait tout de travers et répondait aux caresses en donnant de la corne. On était resté deux ans sans se voir. « Ainsi le voulait le Seigneur des seigneurs, lisons-nous dans le journal ; il est jaloux de son saint nom. » Le duc a fait une chute, il s’est blessé au genou. A peine guéri, il se présente chez miss J… le 19 octobre 1836. Il a le verbe haut et le commandement bref ; il donne des conseils qui sont des ordres ; il dit : « Vous ferez ceci, vous ferez cela. » Elle lui répond sur un ton de bravade qu’elle connaît son devoir, que la volonté divine est la règle de toutes ses actions. Après l’avoir remis à sa place, elle se radoucit, devient aimable, lui demande des nouvelles de son genou. « Il parut charmé, et brusquement il poussa sa chaise pour se rapprocher de moi, ce qui