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Il est fâcheux de débuter dans une liaison par une méprise. Ici la méprise est double ; de part et d’autre on se repaît d’illusions. Wellington se flatte de commencer un de ces petits romans qui servaient d’épices à ses vieux jours. De son côté, miss J… conçoit le fol espoir d’épouser un jour le duc, veuf depuis quelques années. Elle a l’esprit trop faux et trop court pour songer à la difficulté de son entreprise, à la distance qui sépare une petite fille sans naissance et sans fortune de ce très grand personnage, à qui les rois, les reines et les princes prodiguent les égards et les empressemens. Il est écrit, sans doute, qu’elle deviendra duchesse de Wellington. N’est-elle pas à la hauteur de toutes les situations ? Ne porte-t-elle pas à sa ceinture les clés du paradis ? Le Seigneur l’a choisie pour être l’instrument de ses desseins ; il la prédestine à la gloire éternelle, et dès cette vie il veut se glorifier dans son humble personne, en montrant que, lorsqu’il le commande, les fronts les plus superbes plient sous ses décrets. Si elle épouse le duc, elle lui fera autant d’honneur qu’il pourrait lui en faire. Elle s’en explique nettement dans son journal : « La grâce de Dieu, écrit-elle encore, est au-dessus de tout autant que le ciel est au-dessus de la terre, et je ne renoncerais pas à un de ses gracieux sourires pour devenir l’impératrice d’un millier de mondes, mon bien-aimé et précieux duc fût-il désigné par le ciel pour partager mon trésor. » Jusqu’à la fin elle caressera sa chimère ; mais le miracle ne s’est point accompli. Il faut croire qu’elle s’était trompée sur les intentions de la providence ou que Dieu s’est ravisé.

On se revoit, et des deux côtés on s’obstine à se méprendre. Le duc, plus enflammé de jour en jour, demande à cette jolie folle si elle consent à lui appartenir à jamais, et il s’écrie deux ou trois fois : « Il faut que ce soit pour la vie ! This must be for life ! » — « Oui, réplique-t-elle, si c’est la volonté de Dieu. » Il la quitte pour se rendre auprès du roi. — « Que ne rendez-vous plutôt visite au roi des rois ! » lui dit-elle. A peine est-il sorti en annonçant qu’il ne tardera pas à revenir, elle se barricade, se jette à genoux et prie. A son retour, il trouve la porte fermée. Elle lui ouvre et lui dit : « Je me suis agenouillée pour conjurer Dieu de me prendre sous sa garde. » Il baisse les yeux et demeure silencieux. Cet homme très réfléchi commençait à comprendre, et il craignait de s’être embarqué dans une méchante affaire, dans une aventure désagréable.

Il est plusieurs semaines sans reparaître et sans donner de ses nouvelles. Cette prédestinée, qui était à sa façon une grande coquette, étonnée et confuse de ne pas le voir revenir, lui écrit qu’il a troublé son âme, qu’elle le supplie de cesser désormais ses visites, que c’est la volonté de Dieu. Contrairement à son attente, la réponse très froide qu’elle reçut était ainsi conçue : « Ma chère miss J.., j’ai reçu votre