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extraordinaire que ce Wellington ! s’écriait Gréville. Que de contradictions dans son caractère ! » Ce n’étaient pas des contradictions. Ce grand homme incomplet, qui excellait dans l’art de maîtriser ses nerfs, possédait, dans une mesure peu commune, toutes les vertus négatives ; elles l’ont aussi bien servi dans la paix que sur les champs de bataille, mais il n’avait pas les autres. Il a toujours fait tout ce qu’il devait faire, il ne s’est jamais fait un devoir d’étonner le monde par la générosité de son esprit et de son âme.

Dans les affaires de cœur, la vertu négative la plus précieuse est la prudence, qui, tout à la fois, nous enseigne à ne nous donner jamais assez pour n’être pas sûrs de pouvoir nous reprendre et à mêler assez de sagesse à la folie pour ne pas faire d’éclats dangereux. Le duc de Wellington avait été prudent à la guerre, il le fut aussi dans ses relations avec les femmes ; il aima souvent, jamais il n’aima beaucoup, et il sut cacher ses amours. Dans sa jeunesse, à la vérité, il avait eu de bruyantes aventures ; il ressentit en Espagne une passion très vive qui faillit avoir de fâcheuses conséquences. Dès que sa raison eut mûri, il s’en tint aux caprices. Beaucoup de femmes furent soupçonnées d’avoir eu pour lui des faiblesses ; le monde en glosait, mais ce n’étaient que des soupçons. S’il en faut croire Gréville, il n’eut d’attachement sérieux que pour mistress Arbuthnot, qui mourut en 1834 après une courte maladie : « C’est un coup pour Wellington, avec qui elle vivait depuis tant d’années dans la plus grande intimité ; il a le bon goût de n’en rien laisser paraître, ce qui naturellement le fait taxer de sécheresse et d’égoïsme. » Jusque dans sa vieillesse il entretint de secrètes intrigues. On assure que ce n’étaient plus que de simples badinages, destinés à amuser ses loisirs. Cet amusement lui était nécessaire, il ne pouvait s’en passer. Il avait besoin, pour assaisonner ses dernières années, que des femmes au cœur aimant, à l’esprit inquiet, s’occupassent beaucoup de lui, et, il s’occupait d’elles avec plaisir quand il n’avait rien de mieux à faire.

Une de ces liaisons clandestines nous a été révélée tout récemment par l’heureuse indiscrétion d’un curieux, qui a su découvrir dans un grenier un journal de femme et des liasses de lettres jaunies, et cet épisode de la vieillesse du duc de fer ne manque pas d’intérêt[1]. Ce fut en 1834, l’année même où mourut mistress Arbuthnot, qu’il fit connaissance avec miss J… Il avait alors soixante-cinq ans, elle en avait vingt. Il s’était laissé prendre, le charme fut bientôt rompu. Il avait fait un beau rêve et cru trouver le plaisir ; il ne trouva que l’ennui et une admirable occasion de montrer combien il était courtois, endurant

  1. The letters of the Duke of Wellington to Miss J.., 1834-1851, edited with extracts from the diary of the latter by Christine Terhume Herrick. Londres, 1890.