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Quelqu’un, le voyant silencieux et pensif, lui demande : « A quoi pensez-vous donc, sir Arthur ? — Aux Français, répondit-il. Je ne les ai jamais vus, et tout ce que j’en sais, c’est qu’ils ont battu l’Europe entière. Je me figure que je les battrai, mais je ne puis les chasser de mon esprit. » C’est en pensant toujours à nous qu’il finira par nous battre.

A la réflexion il joint l’imperturbable sang-froid. Maître de son imagination et de ses nerfs, rien ne le trouble, ne le déconcerte. Froid et intrépide au feu, il n’est jamais téméraire et ne s’expose que quand il le faut ; mais le danger le laisse impassible. Voyant tomber à ses côtés lord Anglesey, qui s’écrie : « Par Dieu ! j’ai perdu ma jambe ! » il lui répond tranquillement : « C’est par Dieu vrai ! » Et quand lui-même sera jeté à terre par une balle morte, il se relèvera en riant. Les hasards le mettent en belle humeur, il avait ce qu’on appelait au XVIe siècle la gaîté des armes.

Plus admirable encore que son sang-froid est sa constance dans les cas difficiles, dans l’adversité. Il ne connaît ni le découragement, ni l’angoisse, ni même l’anxiété, et il n’aura pas une heure de défaillance. On peut discuter le vainqueur de Talaveyra et de Salamanque ; on doit s’incliner devant l’homme qui, acculé à l’extrémité du Portugal, rend inexpugnables les lignes de Torrès-Vedras, et par sa prodigieuse patience contraint Masséna à la retraite. C’est là surtout qu’il s’est montré grand homme. Napoléon, qu’il proclamait le plus grand capitaine qui eût jamais existé, était peu propre, selon lui, aux opérations défensives. Il lui reprochait son tempérament trop irritable et de s’être lassé trop vite dans sa merveilleuse campagne de France, d’avoir trop écouté ses nerfs, de s’être laissé ébranler par ses demi-échecs de Laon et de Craon, décourager par la marche sur Paris. Il prétendait qu’avec un peu plus de persévérance ce dieu de la guerre aurait fini par repousser les alliés, qui eussent fait la paix sur le Rhin. Il pensait qu’à la longue le caractère triomphe du génie, et on l’a servi selon ses goûts quand on l’a surnommé le duc de fer.

Comme général, Wellington a su si bien se servir des qualités qu’il avait, qu’il a réussi à se passer de celles qu’il n’avait pas et à faire de grandes choses ; en politique, malgré des dons éminens, il a toujours paru médiocre. Il a prouvé plus d’une fois qu’il possédait le génie des affaires. Son tort était de considérer tout comme une affaire et de prendre les grandes questions par le petit côté. Sa ferme intelligence manquait d’ouvepture et d’étendue ; les idées de son temps, l’esprit de son siècle, étaient pour lui lettre close. Il avait eu raison de Masséna et vaincu Napoléon lui-même ; il n’a jamais pu vaincre un seul de ses préjugés. Les fautes qu’il a commises ont été funestes au parti conservateur ; il en est pourtant demeuré jusqu’à la fin le chef incontesté. On