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mêmes besoins et les mêmes déceptions : voilà pourquoi aussi il a été possible aujourd’hui à des romanciers anglais de les restituer et de nous les faire paraître vivans. Marius l’Épicurien et John Inglesant, qui ne se souvient de les avoir quelquefois rencontrés sous la tenue froidement correcte d’un jeune élève de Cambridge ou d’Oxford ?

Ce n’est plus, il est vrai, la philosophie ou la religion qui inquiètent désormais ce pâle jeune homme. Désintéressé de ces questions insolubles, il se contente de remplir scrupuleusement ses devoirs extérieurs ; le plus souvent indifférent, quelquefois athée, trouvant malgré tout dans le blasphème la brutale saveur qu’y ont trouvée les contemporains de Marlowe ou de Shelley. Mais il a vu les peintures des primitifs italiens ; il a lu les harmonieuses rêveries de Keats, les imaginations colorées de M. Swinburne, les paradoxes idéalistes de M. Ruskin ; surtout il a connu Heine et ces poètes français qu’il aime sans bien les comprendre : Hugo, Gautier, Baudelaire. Il s’est alors senti plein de mépris pour ce qui est simple et naturel, pour ce qui convient le mieux à son solide esprit d’Anglais. Et il s’en va rêvant d’un idéal qui n’est point fait pour lui. Il s’essaie à une peinture plus intellectuelle et plus raffinée que celle des vieux Florentins, à une poésie subtile, pleine de délicats symboles et de pures images. Forcé de reconnaître que son art est factice, hétérogène, à jamais différent de ce qu’il le voudrait ; sans cesse mis en émoi par des idéals nouveaux qui s’offrent à lui du dehors, il se décourage, s’évertue en mille incertitudes. Non qu’il juge indigne de lui la fatigue d’agir : mais son tempérament porté à l’excès lui fait paraître méprisable tout ce qui n’est pas la perfection absolue, et la perfection qu’il conçoit est faite d’élémens incompatibles. Ainsi il vit, dédaignant l’amour ou bien le compliquant à l’excès, jaloux de tout éprouver et toujours ignorant des joies véritables. Il promène à travers le monde une curiosité nullement douloureuse, mais incapable d’être jamais satisfaite, tant il a d’avance, pour toute chose, de scrupules et de dégoûts. Lui arrive-t-il de se sacrifier ? c’est par une façon d’orgueil, ou d’indifférence, ou de lassitude. Son âme est noble et ses intentions excellentes, mais il reste en somme inutile aux autres comme à lui-même : le tout pour ne s’être pas résigné à être ce qu’il est, le compatriote des Fielding et des Reynolds, des Caldecott et des Dickens.

Et, sans revenir sur la possibilité ou la valeur du roman historique, nous devons bien avouer que nul roman de mœurs modernes ne nous a donné de ce type singulier une image aussi distincte que l’histoire du Romain Marius et celle du Cavalier Inglesant.


T. DE WYZEWA.