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Il lut le livre mystérieux d’Héraclite. Il y apprit que tout s’écoulait, qu’il ne fallait pas s’attacher aux vaines apparences, mais qu’il y avait derrière elles un feu permanent, une éternelle énergie vivante. Cette doctrine lui plut comme une belle hypothèse, avec les touchantes rêveries qu’elle lui suggérait. L’optimisme désenchanté des Cyrénaïques l’encouragea à orner sa vie, sans s’inquiéter de sa valeur réelle. Mais toujours le charme qui lui venait de ces systèmes endormait son angoisse plutôt qu’il ne la guérissait.

Peu à peu se forma en lui une philosophie qu’il crut bien ne jamais devoir quitter, un cyrénaïsme nouveau, donnant pour but à sa vie, non point le plaisir ni l’ataraxie, mais la vie elle-même. Il résolut de s’assurer qu’il comprenait toute chose, dans le monde des apparences, et que rien ne passait inaperçu devant sa pensée. Il rêva un idéal d’existence où l’action, l’amour et la souffrance même auraient leur part, tout ce qui, parmi les sensations possibles, était noble et passionné.

Le voyage qu’il fit de Pise à Rome fut riche en belles impressions. Il marchait à pied, la tête couverte d’un large chapeau : son manteau gris était serré contre sa poitrine, mais relevé sur les deux épaules pour ne pas gêner les mouvemens des bras. Derrière lui, ses domestiques conduisaient les mulets chargés de bagages, et souvent, lorsqu’il traversait les hameaux, les enfans venaient cheminer quelques pas avec lui, attirés par l’expression avenante de ses grands yeux noirs. La marche excitait son esprit à des images plastiques, il lui semblait que les recherches théoriques étaient vaines, et que l’objet de la vie devait être la traduction de l’univers sensible. Il décidait de vivre désormais dans le concret, d’éterniser, par un poème coloré et sonore, un moment de la durée. Mais la fatigue des derniers jours amena une réaction complète : il entra à Rome un peu honteux de lui-même, les idées confuses, diverti seulement par les étranges façons d’un compagnon rencontré en chemin. Qu’avait-il, ce grave et silencieux Cornélius, pour ne pas saluer les temples des dieux, et qu’était-ce qui mettait dans tous ses mouvemens un tel reflet de mystérieuses certitudes ?

Rome se préparait à recevoir Marc-Aurèle : l’ovation que lui avait votée le sénat semblait avoir ravivé la gaîté et la piété nationales. Marius s’avançait comme dans un rêve dans cette cité de temples, découvrant à chaque pas des dieux nouveaux qui le ravissaient. Et, le lendemain, il vit marcher le long des rues de la ville, en compagnie de son fils adoptif Lucius Vérus, un dieu vivant, l’empereur Marc-Aurèle. Il l’entendit prononcer au sénat un discours plein d’images simples et fortes sur la nécessité de l’énergie, la vanité des ambitions extérieures. « L’empereur était amplement drapé