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est plus facile à bien connaître que le présent. Pour qu’un écrivain parvienne à nous donner l’image vivante d’une époque, il faut que lui-même l’aperçoive d’ensemble, dans un plein relief, avec l’enchaînement des causes et des conséquences : comment le pourra-t-il, si l’époque n’est pas achevée, s’il s’y trouve personnellement mêlé, s’il est condamné à ne l’observer qu’au travers de ses sentimens, de ses intérêts particuliers ? C’est parce que nous tournons avec la terre que nous ne sentons pas la terre tourner ; nous ne comprenons pas le mécanisme intérieur de notre société contemporaine parce que nous sommes nous-mêmes un de ses rouages. Et il en est des époques comme des œuvres d’art : nous aimons davantage les œuvres d’aujourd’hui, faites pour nous par des hommes semblables à nous ; mais nous comprenons, nous jugeons mieux les œuvres du passé, pouvant les voir dans une perspective suffisante.

Nos romanciers ont préféré nous décrire les mœurs et les caractères de leur temps. Ils ont essayé d’abord de nous en offrir une description objective ; et ils l’ont pu aussi longtemps qu’ils ont cherché leurs sujets très loin d’eux, dans les classes sociales dont eux-mêmes ne faisaient point partie. Mais dès qu’ils ont abordé le monde qui semblait leur être le plus familier, ils ont involontairement substitué leurs sentimens personnels à ceux de leurs héros. On nous a donné bien des romans de l’homme de lettres depuis trente ans : il n’en est guère que nous ayons retenu. Et voici déjà que la plupart des romans nouveaux deviennent de simples confidences, des autobiographies de l’auteur, toutes choses peut-être curieuses, n’ayant pas à coup sûr l’objectivité que l’on exigeait naguère d’une œuvre d’art parfaite.

Répliquerez-vous à ces apologistes du roman historique que l’objectivité dont ils parlent n’est peut-être point si nécessaire, et que peut-être il suffit à un écrivain de bien sentir la vie de son temps pour être en état de la rendre ? Ils auront, pour vous confondre, une foule de considérations d’esthétique générale, où il serait trop long de les suivre. Mais si vous leur faites observer que, pendant les cinquante ans de son triomphe, le roman historique n’a point produit de chef-d’œuvre, que ni les ouvrages de Walter Scott ni Notre-Dame de Paris ou les Trois Mousquetaires n’ont réussi à présenter une image vivante du passé, et que cet argument suffirait à prouver l’impuissance du genre, ils vous répondront que votre argument prouve tout au plus l’impuissance des auteurs que vous avez cités, et non pas du genre lui-même.

Et nul doute que, sur ce point, ils n’aient entièrement raison. Le roman historique a priori n’a rien d’impossible ; il peut être