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privilèges. Aussi cette contrée, réputée imprenable, tomba devant Mahomet II presque sans coup férir. Les portes des forteresses s’ouvraient toutes grandes devant les Turcs : il est démontré que les gouverneurs bogomiles furent les premiers à se rendre. Presque toute la noblesse adopta bientôt l’islamisme ; et, dans cette populace des villes qui suivit son exemple, il est difficile de ne pas reconnaître les descendans des hérétiques, à moins de supposer que ces derniers aient été engloutis par un tremblement de terre. La veille delà conquête ils formaient le tiers, sinon la moitié de la population. Le lendemain, il n’est plus parlé d’eux ; mais la même proportion se retrouve entre musulmans et chrétiens. Une présomption déjà si forte est confirmée par la ressemblance de l’hérésie elle-même avec le culte simple et sommaire de Mahomet, que nous allons trouver dans toute sa gloire à Serajevo.


V

Déjà nous approchons de la capitale de la Bosnie. La route n’est plus une simple expression kilométrique : les piétons, les cavaliers, les chars à bœufs se suivent de près. On devine le voisinage d’un centre. Mais où se caché la ville ? On nous dit qu’elle est à deux pas, et nous ne voyons rien, que ces beautés alpestres qu’on va chercher dans les défilés solitaires. Nous distinguons à nos pieds des profondeurs bleuâtres, d’où la cime des arbres émerge dans la lumière. Un rayon de soleil, coupé par l’ombre oblique de la montagne, nous montre au fond du précipice les reflets argentés d’un torrent, qui s’enfonce, comme une couleuvre peureuse, dans les replis du roc. Et toujours point de ville ! Cependant, le gouffre s’écarte et développe ses contours sinueux : c’est un dédale de pentes vertigineuses, dont les teintes fauves s’amortissent dans le crépuscule grandissant. Tout un écheveau blanc de routes neuves, avec leurs longs chapelets de bornes, se croise sur cette muraille de granit. Quoi ! des routes là-haut ! C’est invraisemblable. C’est réel pourtant : les canons autrichiens ont délogé les chèvres sur les sommets les plus inaccessibles.

Nous descendons, nous tournons sur ces rampes ; et positivement le cœur nous bat. Qui n’a connu cette émotion du voyageur au-dernier coude de la route ? Quel mystère se dérobe derrière ce pan de muraille qui masque l’horizon ? Nous franchissons maintenant un vieux pont de pierre ombragé de tilleuls. Un groupe de jeunes gens graves, portant avec élégance le fez et l’ample culotte, regarde couler l’eau. Quelques pas de plus, un bout de