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les saints se chargeaient de fournir des modèles de chasteté accomplie ; mais les autres prenaient femme, en se réservant même le droit d’en changer si elle n’avait pas un bon caractère (si non eril bona). Le mérite des saints se reversait ainsi sur les pécheurs et leur procurait l’absolution pendant le péché. On comprend la diffusion rapide d’une doctrine aussi indulgente pour les défaillances de la chair. On conçoit même qu’elle ait pu prendre pied dans notre joyeuse Provence et fleurir à Marseille aussi bien qu’à Tarascon. Si la fin tragique des albigeois n’imposait pas le respect, il serait permis de croire que les Méridionaux s’arrangeaient assez d’un ascétisme exercé par procuration, qui ne troublait nullement leurs petites habitudes. Il est vrai que tout fidèle devait, au moins une fois en sa vie, se faire admettre au nombre des saints. Mais il en était quitte pour se repentir à l’article de la mort. En Occident, cette espèce de lessive finale, qui liquidait toutes les peccadilles passées, s’appelait la Convenenza. Commentaire frappant du mot de Pascal : « Qui veut faire lange, fait la bête. » Triste lendemain du rêve de charité universelle dont Tolstoï voudrait faire la loi des sociétés modernes.

Cependant, ni le relâchement graduel de la secte, ni ses extravagances, n’expliquent son étendue et sa durée. Dans un temps où les deux pouvoirs étaient confondus, elle couvrit d’un masque religieux tantôt la protestation des humbles contre tous les genres d’oppression, tantôt la révolte des esprits turbulens contre l’autorité dominante. Ce fut une espèce d’Internationale, couvée de bonne heure en Orient par le désordre des guerres et par les troubles de l’église, répandue peu à peu dans la péninsule et de là dans toute l’Europe méridionale, d’où elle trouva, dit-on, des chemins souterrains jusqu’en Bohême, et vint tendre la main aux premiers hussites. Pour la première fois, peut-être, mais non pour la dernière, des individus appartenant aux races et aux nations les plus diverses se trouvèrent unis contre l’église, moins par l’unité de croyance que par une communion de haine contre l’ordre établi et par une vive répugnance pour la hiérarchie du moyen âge, soit que cette rébellion prît sa source dans le libre génie des cités du midi, soit qu’elle fût entretenue par l’indépendance farouche des montagnards. En Occident, l’édifice religieux était dans toute sa force. À peine quelques pierres, détachées des ouvrages extérieurs, écrasèrent les assaillans sous leurs décombres. Mais l’église d’Orient, partagée en autant de cénacles que la péninsule comptait de despotes, en fut profondément ébranlée. Le dédale des races et des montagnes favorisait les mécréans. Dispersés d’un côté par le bras séculier, ils passaient un fleuve et trouvaient l’impunité sur l’autre