Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

témoignage de Cosmas est suspect ; et d’ailleurs, si parfois un satanique appétit, trop longtemps comprimé, les jetait dans une ripaille exceptionnelle, ils n’avaient pas plus tôt avalé la dernière bouchée qu’ils s’en repentaient cruellement et qu’ils s’administraient d’une main ferme de terribles coups de discipline.

Leur originalité n’est pas dans leur dogme. Vingt fois avant eux, on avait discuté sur le principe du bien et du mal, de même que sur les deux natures du Christ, sans que les puissans du jour en fussent très alarmés. Le véritable péril qui mit en mouvement contre eux les foudres de l’église et le bras séculier, ce sont les tendances nettement socialistes de la secte. Ils n’en voulaient pas seulement à la Jérusalem céleste : ils entendaient bien reconstruire sur un nouveau modèle le royaume de la terre. Pour comprendre le travail obscur qui se faisait dans leur âme, on n’a qu’à lire les écrits d’un Tolstoï, ou à pénétrer, sous la conduite de M. Melchior de Vogué, dans la cabane d’un Soutaïef. Nous le connaissons tous à présent, ce paysan russe, rejetant toutes les anciennes Écritures, penché le soir sur un livre unique, l’Évangile, qu’il épelle péniblement en promenant son gros doigt durci sur le texte sacré, tandis que les veines de son front têtu se gonflent sous la pression de l’idée fixe. C’est lui qui veut aller parler au tsar pour dévoiler les abus des fonctionnaires et du clergé ; lui qui ensevelit son enfant mort sous le plancher de sa chambre, plutôt que de marchander la terre de l’église ; lui enfin qui se laisse juger, condamner, voler, plutôt que de résister à la malice des hommes, et qui veut appliquer à la lettre la morale du sermon sur la Montagne.

Tel était aussi l’idéal des bogomiles. Il est instructif de voir comment l’expérience a tourné dans un siècle de foi. Dès les premiers pas, ces « vrais chrétiens, » comme ils se désignaient eux-mêmes, durent entrer en composition avec les passions humaines. Le code de charité sublime édicté sur la Montagne a des clauses terriblement dures. Je connais des hommes qui accepteraient tout, sauf de tendre la joue gauche à celui qui frappe la joue droite. Les bogomiles se tirèrent d’affaire en distinguant deux catégories de fidèles : le commun des martyrs et les parfaits. Ces derniers, dont on comptait environ 4,000 au XIIIe siècle, se chargèrent de la partie la plus désagréable du précepte. Par exemple, il entrait dans leurs attributions de tendre la joue gauche lorsque la communauté recevait un soufflet. Mais à leurs côtés, un frère, moins parfait sans doute, avait le droit de riposter par un vigoureux coup de pied. Ces fidèles du second degré ne s’en firent pas faute, et la chronique affirme qu’ils avaient coutume d’asséner de bons horions sur le heaume des papistes et des orthodoxes. De même pour les autres préceptes :