Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 97.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vrai que ces gens étaient sans excuse, de porter des cache-nez sous le beau ciel d’Orient.

Au premier coup d’œil, le fond de leur doctrine ne justifie pas cette grande colère. C’était à peu près l’erreur ancienne des manichéens. Notre pessimisme à la mode s’en arrangerait assez. Nos philosophes de salon n’auraient pas d’objection à considérer Satan comme le collaborateur officiel de la Providence dans la confection de cette planète bizarre. Cela permet d’expliquer beaucoup de choses qui, pour un optimiste, sont encore obscures, et notamment le cœur de l’homme. Selon le Credo des bogomiles, Satan, après avoir bâti de toutes pièces son ciel et sa terre, c’est-à-dire les nôtres, prit un peu de terre et fit Adam. Seulement, pour lui donner un semblant d’âme, il dut s’adresser au père éternel, qui consentit à laisser tomber un peu du souffle divin. La condition du pacte lut que l’homme servirait deux maîtres. Eve eut également Satan pour père spirituel. Les bogomiles n’avaient point une haute idée de notre mère commune. Ils enseignaient que le diable, après avoir formé, pour notre damnation, ce chef-d’œuvre de grâce et de perversité, se demanda ce qu’il pourrait faire de pire, et ne put produire que Cain : après quoi, son pouvoir créateur fut épuisé. Il n’eut qu’à régner tranquillement sur ses nouveaux sujets, jusqu’au jour où l’apparition du Sauveur vint le contraindre à donner quelques libertés constitutionnelles. Mais les bogomiles pensaient que, comme beaucoup de souverains, il s’était résigné de mauvaise grâce à ce partage, qu’il ne cessait d’intriguer contre la charte évangélique, et qu’il conservait des intelligences secrètes parmi les représentans du bon principe. Leur méfiance était universelle. Ils croyaient voir le pied fourchu jusque sous la robe des évêques ; et dans leurs églises de bois, sans image et sans autel, ils montaient la garde nuit et jour auprès du livre saint posé sur une nappe blanche, de crainte que le Malin ne vînt en tourner les pages.

Si puériles que fussent leurs croyances, ils avaient cet avantage sur le pessimisme moderne que, tout au moins dans la première ferveur de la secte, ils suivaient leur principe jusqu’au bout. On ne les entendait point parler du néant de la vie en étalant le linge le plus fin, ni gémir sur leur sort en se drapant dans un pallium taillé à la dernière mode. S’ils accusaient l’éternelle duperie de la nature, cette marâtre, ils ne se laissaient pas choir sur des sièges moelleux, après un repas succulent, l’estomac doucement échauffé par des vins exquis. Sans doute, le prêtre Cosmas, leur ennemi mortel, prétend qu’une fois hors de chez eux, invités à dîner en ville, « ils buvaient et mangeaient comme des éléphans. » Mais le