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Je n’ai garde de conclure pour l’inactivité en Afrique. Bien au contraire. Je crois qu’il faut agir, et très vite. Il y a, chez les personnes les plus convaincues de l’importance du problème africain, une tendance à dire : « Ce sont affaires du vingtième siècle. » Que ces personnes veuillent bien se rappeler les dates énumérées plus haut : la nouvelle distribution de l’Afrique s’est faite en dix ans ; on y débarquait hier, et dès demain les Anglais, les Allemands seront à leurs points d’arrivée. Le gain des grosses parties, dans le continent noir, n’est plus une question d’années, mais de jours et d’heures. — Je crois qu’il faut agir, mais aux bons endroits et avec le seul instrument efficace : cet instrument, — je suis heureux de me rencontrer ici avec l’auteur du Soudan français, — ne peut être que la Grande Compagnie.

En écrivant ce mot, je ne pense point aux compagnies financières telles qu’elles existent chez nous. Je voudrais rendre au terme le sens qu’il avait quand André Bruë fondait la compagnie du Sénégal ; le sens qu’il garde chez nos rivaux avec ces puissans organismes, la Royal Niger Company, la Société anglaise de l’Est africain, pour ne pas remonter à la célèbre compagnie des Indes. L’Association internationale du Congo a fourni, d’autre part, un type nouveau, très souple et sanctionné par le succès. La compagnie française devrait s’inspirer de ces excellens modèles.

Elle comprendrait des élémens très divers. De gros capitalistes, naturellement ; mais, s’ils faisaient défaut, j’aurais pleine confiance dans la souscription populaire, ce ressort complaisant et irrésistible qui tend de plus en plus à se substituer aux gros capitalistes, qui ne manque jamais son effet quand on intéresse les sentimens généraux de la nation. La compagnie réunirait des syndicats industriels, fabriquant pour les pays nouveaux, tournant toute leur activité de ce côté ; de grandes influences sociales et politiques, des hommes dont la seule présence donnerait du crédit à l’entreprise, comme c’est l’usage dans les sociétés anglaises. Il serait indispensable que ces hommes appartinssent à toutes les nuances de nos opinions, et qu’en Afrique au moins, il n’y eût qu’une France. La compagnie recevrait les droits les plus étendus, elle demeurerait maîtresse absolue des territoires concédés. On ne saurait trop relâcher le lien qui la rattacherait à l’État ; que craindrait-on, si tout y est français, l’argent et la direction ? La compagnie armerait une flotte commerciale, elle pourrait lever des troupes, afin d’encadrer ses contingens indigènes ; elle n’aurait que l’embarras du choix, après vingt ans de paix, dans une société où tant d’irréguliers étouffent, en un temps où le goût des aventures suscite chaque jour des explorateurs. L’État, qui ne parvient pas à créer une armée coloniale, aurait mauvaise grâce à marchander