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l’est devenu parce qu’il exprime une vérité absolue, éternelle. Qui ne connaît la puissance des effets seulement indiqués, de ces éclairs passagers, à la lueur desquels l’artiste ou le poète nous fait entrevoir un horizon que nous peuplons ensuite à notre guise ? L’écho de certains mots fameux serait moins profond s’il était plus précis. Quand Virgile soupire : Sunt lacrymœ rerum, il se garde bien de définir l’immense et vague mélancolie des choses. Le paysage le plus achevé n’égalerait pas cette esquisse de Racine : Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! et parfois sous un voile léger l’antique nudité des déesses se devine encore plus belle.

Ce n’est pas tout : la pantomime supprime, pour le spectateur du drame musical, une source trop souvent féconde en déplaisirs : le chant. Ils ne chantent plus, comme dit le Marcel des Huguenots, et cela vaut mieux que de chanter comme parfois ils chantent. Des gestes s’apprennent plus vite et plus facilement que des mots et des notes, et puis ils ne font pas de bruit ; ils peuvent être faux, mais pour l’œil seulement ; l’oreille au moins est épargnée. Sans plaisanterie, je ne crois ni ne souhaite que la pantomime, un jour, détrône l’opéra ; je voudrais, au contraire, qu’elle l’aidât, qu’elle le soutînt, puisqu’il penche. Il faudrait apprendre aux danseuses de l’Académie nationale et surtout aux danseurs, d’autres gestes que la main autour de la tête pour signifier une couronne et la main sur le cœur pour exprimer l’amour. Il est temps d’en finir avec le ballet actuel, cette absurde sauterie, que ne sauveront pas toutes les grâces de nos plus charmantes ballerines. La danse est autre chose qu’une affaire de jambes, et les Grecs, créateurs de la pantomime comme des autres arts, ne se trémoussaient pas. Le geste, chez eux, allait toujours de pair avec la poésie et la musique ; ils égalaient la beauté et l’expression du corps humain à celle de l’esprit et de l’âme.

Où nous sommes-nous dit tout cela ? Non pas à l’Opéra, mais aux Bouffes. Quelle revanche d’Orphée aux enfers ! se souvenir avec admiration de la Grèce dans ce petit théâtre où jadis on l’a si lestement parodiée ! Mais sans remonter jusqu’à l’antiquité, nous trouverions aisément dans l’histoire de l’art contemporain des exemples magnifiques, sublimes même, du pouvoir de la pantomime associée à la musique : les quatre premiers accords de l’entrée du commandeur dans Don Juan ; dans l’Orphée de Gluck, la procession autour du tombeau d’Eurydice et la divine symphonie des Champs Élysées ; plus près de nous : certaines parties de la Fonte des Balles, le prélude à l’unisson de l’Africaine ; plus près encore, chez Wagner, tant de merveilleux tableaux vivans qu’un merveilleux orchestre accompagne ; dans les Erynnies, de M. Massenet, une page aussi fine qu’un bas-relief antique : la Troyenne regrettant sa patrie ; enfin dans un des deux chefs-d’œuvre de Bizet : l’Arlésienne, plus d’une scène exquise et muette.