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avons été ému, mais d’une émotion presque douloureuse. Cette chose sacrée dont on a dit naguère : Il faut y penser toujours, mais n’en parler jamais ; cette chose sacrée, il faut surtout n’en pas parler d’un certain ton et en certains lieux. Tous les amours ont leur pudeur, même celui de la patrie, surtout celui de la patrie blessée. Quand les Grecs chantaient la Grèce, c’était par la voix d’Eschyle, sur un théâtre de marbre, et c’était la Grèce victorieuse. Je n’aime pas qu’on exhibe dans un cirque des soldats véritables, des cuirassiers pareils à ceux qui sont tombés jadis dans la chevauchée meurtrière, et quand je vois caracoler en amazones tricolores toutes les villes de France, je ne puis m’empêcher de songer à celle qui est assise là-bas et qui garde sur ses genoux des fleurs fanées et des drapeaux pâlis.

A propos de l’Enfant prodigue, je comprendrais un peu plus qu’on fit de beaux projets, qu’on rêvât d’avenir et de genre nouveau. N’allons pas trop loin cependant. Et d’abord ayons la modestie de nous souvenir que la pantomime, avant d’être l’art de demain, a été celui d’hier, celui de jadis, l’art élémentaire et primitif. Le geste est le langage de ceux qui ne savent point parler ; s’il est en train de redevenir le nôtre, c’est peut-être que nous ne voulons plus parler. Nous sommes terriblement las de la parole, et elle doit être lasse de nous, tellement nous avons abusé, mésusé d’elle ! Tant de gens parlent pour ne rien dire, que notre faveur est gagnée d’avance à ceux qui, sans parler, disent beaucoup. Ainsi font les interprètes de l’Enfant prodigue, ce petit drame éloquent et muet. Si profond est le charme de leur silence, et le pouvoir en est si grand, qu’à de certains momens, quand leur émotion est au comble et que les mots semblent leur brûler les lèvres, nous craignons qu’ils ne parlent malgré eux et que le son de leur voix ne vienne rompre notre mystérieux enchantement. Le voilà bien, le silence qui est d’or ! Et par ces jours d’hiver, quand on est revenu depuis peu des montagnes, des lacs et des bois, pour garder en soi-même quelque chose de leur pacifiante douceur, on est heureux de trouver dans l’art, comme dans la nature que l’on quitte, des jouissances discrètes et des bienfaits silencieux.

C’est pour sa discrétion, pour sa délicatesse, que nous avons beaucoup aimé l’Enfant prodigue. Là rien de trivial, rien de bruyant, et pourtant la foule est venue, elle est venue trois mois de suite ; elle a compris, elle a applaudi et elle a pleuré. Il n’y a pas là de cavalerie ni d’artillerie, pas même de trompettes. Pardon, il y a une trompette, et quand, sous les fenêtres de Pierrot revenu, repentant, elle sonne sa petite marche de guerre, quand, pardonné enfin, l’enfant se précipite au dehors, nous n’avons pas besoin, pour être émus, de voir passer des régimens.

Un des secrets de la pantomime, et de tous les arts, est là : ne pas tout montrer, ne pas tout dire. Le mot suggestif, déjà devenu banal,