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sables mouvans qui le menacent ne sont pas dans le désert, ils sont en France. Aujourd’hui même, malgré le courant qui porte en Afrique, nos députés oseraient-ils grever de cette énorme charge un budget à peine équilibré ?

Le transsaharien doit une partie de sa vogue au transcaspien russe, son meilleur auxiliaire moral. J’ai vu naître cette ligne, j’en ai suivi la fortune avec un intérêt particulier. Si l’on serre de près l’analogie, il n’en reste pas grand’chose. Le transcaspien s’est fait par surprise, pour ainsi dire, par un développement logique et progressif, comme se font les organismes promis à une vie durable. Au début, personne ne soupçonnait ses destinées, personne n’y eût cru ; c’était un expédient temporaire au service d’une opération stratégique. Il a avancé avec la conquête, ses ambitions n’ont apparu qu’à mesure qu’elles se réalisaient. Le transcaspien a 1,300 kilomètres, le transsaharien en aura le double. Le transcaspien n’allait pas à l’inconnu, il allait rejoindre des provinces russes entièrement pacifiées. Après 1,000 kilomètres dans les sables et les pays improductifs, il atteint un grand fleuve, et au-delà des vallées magnifiques, où la Russie trouve des facilités d’exploitation uniques au monde. Elle n’a aucune concurrence à craindre : elle peut aménager à sa guise l’Asie centrale, en retirer tous les produits, y verser tous les siens. Enfin le transcaspien a été créé par un gouvernement autocratique qui portait de ce côté tout son effort, sans bruit, sans contrôle, sans défaillance.

Le lecteur voit assez qu’on ne plaide pas ici une thèse, pour ou contre le transsaharien, qu’on essaie de résumer une enquête. On a regret à refroidir de généreuses illusions, en insistant sur des vérités qui crèvent les yeux. J’y ai d’autant plus de regret que, pour ma part, je crois au transsaharien. Je suis persuadé qu’il se fera un jour, comme tant d’autres entreprises réputées impossibles. Il sortira peut-être d’une révolution dans l’art des chemins de fer, prédite par quelques ingénieurs, révolution qui simplifiera ces mécanismes lourds et compliqués, qui permettra de les construire, de les exploiter dans des conditions plus rapides et plus économiques. Mais cette confiance mystique ne saurait prévaloir actuellement contre les objections du bon sens. Quand on demande à ce pays de grands sacrifices, on n’a pas le droit de les lui présenter comme une partie de plaisir, où la locomotive irait se faire couronner de lotus par les riverains reconnaissans du lac Tchad. Il est possible que ces sacrifices soient prochainement inévitables, qu’il faille avancer pour garder les positions acquises, refouler l’Islam afin de ne pas être refoulé par lui. Nous devrons alors marcher à cette tâche comme on marche au devoir, avec une résignation virile, sans espoir de compensations.