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avait dû traiter, en peignant pour le prince un important ouvrage qui fait aujourd’hui partie de la collection du Belvédère. Dans cette composition, et dans une autre du même genre, où il a représenté la Fête des arquebusiers d’Anvers et qui est devenue la propriété de la galerie de l’Ermitage, l’artiste s’est surpassé lui-même : l’animation de ces toiles, la vivacité et l’esprit avec lesquels sont indiquées les innombrables figures qui s’y trouvent réunies, l’accord heureux du ciel avec l’architecture, l’unité d’aspect et l’harmonie de l’ensemble font de ces deux tableaux les chefs-d’œuvre de Teniers. Enfin, au musée de Bruxelles, dans une autre peinture exécutée pour la corporation de Saint-Sébastien d’Anvers par Emmanuel Bizet et dans laquelle il a réuni les membres de cette association debout et en grand costume, nous aurions à louer également la finesse avec laquelle les traits individuels sont accusés dans tous ces petits personnages. Par malheur, et comme s’il avait eu honte de la simplicité d’un pareil sujet, l’auteur a groupé ces braves gens sous un portique avec galeries italiennes, d’un style tout à fait conventionnel, et il les fait assister, tout ébahis, au spectacle absolument inattendu de Guillaume Tell, s’apprêtant à percer de sa flèche la pomme posée sur la tête de son fils.

On le voit, à part les rares tableaux que nous venons de signaler, ceux des autres artistes flamands qu’ont employés les corporations ne dénotent pas plus d’invention que de souci de la réalité. On se tromperait d’ailleurs en pensant que les exigences de ceux qui leur commandaient ces tableaux ont pu paralyser leur talent. Livrés à eux-mêmes et travaillant pour leur propre corporation, ces artistes n’ont pas montré plus d’originalité.

S’agit-il de décorer le local de la gilde de Saint-Luc, ils épuisent à l’envi toutes les banalités, tous les lieux-communs de l’allégorie. Jacques Denys peint pour le grand salon de cette gilde une Apologie de l’étude du modèle vivant, et à l’occasion de son décanat, Antoine Goubau lui fait don d’une Étude des arts à Rome. Jordaens lui-même, dont le réalisme robuste se fût si bien accommodé de données moins creuses, y peint le Commerce et l’Industrie protégeant les Arts, et Théodore Boyermans, dans son Anvers, nourricière des arts, groupe à côté de l’Escaut, le bras appuyé sur son urne, le Temps présentant à la ville d’Anvers, — sous les traits de Marie Ruthwen, l’épouse de Van Dyck, — plusieurs enfans dont celle-ci encourage les premiers essais. Ces froides abstractions et ces subtilités répondaient pleinement au goût de l’époque. En même temps que les arts, d’ailleurs, les corporations elles-mêmes avaient peu à peu dégénéré. Ainsi qu’on l’a remarqué[1], en parlant des gildes militaires, à mesure que leur

  1. Patria belgica, IIe vol., p. 243 et suiv.