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qu’il s’agit d’établir à quelle classe sociale appartenait la famille de Dante. La question, cette fois, n’est point oiseuse : Dante, en effet, dans plusieurs chapitres du Convito, a développé toute une théorie de la noblesse dont la signification change selon la caste qui fut la sienne. Cherchant à définir ces termes de gentilezza et de nobiltà dont le sens était incertain dans son Italie municipale et très peu féodale, où le mouvement démocratique allait s’accélérant chaque jour, il en critique les définitions habituelles, démontre que la noblesse ne tient ni à l’ancienneté de l’origine ni à la richesse, finit par l’identifier avec la vertu, et par conclure « qu’il y a noblesse partout où il y a vertu, mais qu’il n’y a pas vertu partout où il y a noblesse. » C’est là une opinion qui peut étonner, dans la bouche d’un descendant d’une famille dont les origines, d’après Boccace, allaient se perdre jusque dans les splendeurs historiques de la Rome ancienne, d’un ami du plus intraitable des Grandi, de ce Guido Cavalcanti, si aristocrate et si hautain enfin, d’un membre actif de la faction des guelfes blancs, c’est-à-dire d’un parti qui n’avait aucune attache populaire et allait bientôt se confondre avec le parti féodal des Gibelins. Cette opinion serait plus naturelle et moins significative si, comme l’affirme entre autres M. Scartazzini, Dante était sorti du peuple. À l’appui de son dire, l’excellent dantologue qui, comme C. Witte, a consacré une carrière déjà longue à l’exclusive étude des questions dantesques, allègue qu’au temps du poète, sa famille n’avait pas de nom propre ; que le chroniqueur Jean Villani, qui énumère en deux occasions les familles nobles du parti guelfe de Florence, ne mentionne pas de famille Alighieri ; enfin que, lorsque ce même Villani parle de Dante, il ne lui donne aucune qualification qui permette de le ranger parmi les Grandi. Ce sont là des présomptions, si l’on veut ; mais M. Scartazzini va les détruire lui-même à force de vouloir les consolider. Il cherche à les confirmer en commentant à sa manière les trois terzines qui, au commencement du chant xvi du Paradis, se trouvent intercalés dans la longue conversation de Dante avec son trisaïeul Cacciaguida :

« O notre chétive noblesse de sang ! — si tu fais que les hommes s’enorgueillissent de toi — ici-bas, où nos cœurs sont si faibles,

« Tu ne seras jamais pour moi une chose admirable ; — car là, où les cœurs ne dévient pas, — je veux dire au ciel, je m’en glorifierai.

« Tu es un manteau qui raccourcit vite, de sorte que, si chaque jour n’y rajoute un morceau, — le temps rôde autour avec ses ciseaux. »