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qu’on la fasse en passant, — n’est-ce pas ainsi qu’a grandi, que s’est développée notre littérature classique ? Je ne parle plus de Balzac maintenant. Mais soyez sûr que l’auteur des Provinciales, s’il n’avait pas pris le soin de mettre d’abord « le monde » de son côté, il n’eût jamais réussi à insinuer dans les esprits de son temps quelque chose de la sévérité de la morale janséniste. Et, en vérité, les moyens qu’il en a choisis, c’était de l’excellente rhétorique, mais c’était de la rhétorique.

Souvenons-nous, en effet, ici, que la littérature, comme l’art en général, a vraiment une fonction, et je serais tenté de dire une mission sociale. C’est le sens profond des anciens mythes qui plaçaient l’éloquence à l’origine des civilisations ou des sociétés mêmes. Ne savons-nous pas bien, d’ailleurs, que, si les grands peuples prennent quelque part une pleine conscience de ce qu’ils sont, c’est dans leur littérature ? Et, divisés que nous sommes de toutes les manières, par nos intérêts ou par nos passions, n’est-ce pas la littérature encore qui rétablit tous les jours une solidarité qu’au contraire l’attrait des plaisirs égoïstes et l’âpreté de la lutte pour la vie tendent perpétuellement à dissoudre ? Une ode ou une élégie, un drame ou un roman n’opèrent sur le lecteur, si je puis ainsi parler, qu’autant qu’ils éveillent ou qu’ils font naître en lui des « états d’âme » voisins de celui du romancier, de l’auteur dramatique ou du poète. La connaissance de ces « états d’âme, » en ce qu’ils ont de plus général et de plus humain, et par conséquent, l’art ou la science des moyens de la provoquer, c’est ce que les anciens rhéteurs appelaient « la topique. » Changeons le mot, si peut-être nous le trouvons aujourd’hui trop grec, trop pédantesque, trop rébarbatif : la chose n’en demeure pas moins. Un peu de topique eût jadis empêché Corneille d’écrire sa Théodore, son Pertharite, son Attila. Elle pourrait empêcher nos romanciers contemporains de prendre des états plus que particuliers, exceptionnels et morbides, pour des états ordinaires et généraux de l’âme humaine. Tout au moins, en les décrivant, sauraient-ils peut-être alors les rattacher à ces états moins exceptionnels dont ils ne sont qu’une aberration. Enfin, comme autrefois, chacun de nous abonderait sans doute moins dans son sens individuel, et je ne sais ce qu’il adviendrait de la littérature, mais, en se mêlant davantage à la vie de tout le monde, elle se rapprocherait assurément de son véritable objet. On ne croirait pas que l’originalité consiste à ne ressembler à personne, mais uniquement à faire passer dans ce que l’on écrit son expérience personnelle du monde et de la vie. Et ce serait toujours de la rhétorique, mais j’ose dire que c’en serait encore de la bonne et de l’excellente.

Voici qui va plus loin, peut-être. Si vous y regardez d’assez près, vous verrez qu’au fond, ce que l’on attaque sous le nom de rhétorique,