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meilleurs esprits, de voir juste. Le général Roca assista avec des yeux plus ravis que clairvoyans aux premières manifestations de la fièvre de progrès qui travaillait la République. Il inaugura les abus de crédit, encouragea les folies de la spéculation, amena le cours forcé, s’émut à peine de ce grave avertissement, et ne fit rien pour revenir, quand il en était temps encore, à la circulation métallique. On s’était peut-être avisé autour de lui qu’il était plus commode, pour entretenir une prospérité factice, de créer à son gré le simulacre de la richesse que d’en assurer à force de travail la production effective.

Malgré tout, l’administration du général Roca, marquée par des progrès considérables, aurait été plutôt bienfaisante, s’il n’avait donné pour but à sa politique de perpétuer le pouvoir dans sa famille en le léguant à son beau-frère. Nous prenons ici en flagrant délit l’âme provinciale. Elle nous révèle avec candeur l’idée assurément peu républicaine qu’elle se fait des grandes charges. Elle les considère comme un fief, comme une propriété de rapport d’une essence particulière, dont la transmission, légitime en principe, exige seulement en fait une certaine dextérité. Il fallait notamment ici se ménager le concours des gouverneurs de province ; mais ils étaient imbus de la même théorie, et ne demandaient pas mieux que d’en étendre l’application au choix de leur propre successeur. Sur cette base, on pouvait entrer en arrangemens. On leur tolérait une certaine dose d’arbitraire, de népotisme et de concussion ; ils répondaient en échange, au moment du changement de présidence, de la docilité des électeurs. C’est même là l’essence du régime autonomiste, tel qu’on l’entendait dans l’entourage du général Roca. Il est inutile d’insister sur les effets de pareilles mœurs électorales. La machine du gouvernement en était faussée du haut en bas.

Il y avait lieu, cette fois, de mettre ces procédés en vigueur dans toute leur perfection : le candidat dont on voulait à toute force faire sortir le nom de l’urne, le docteur don Miguel Juarez Celman, n’avait aucune espèce de titres aux destinées qu’on lui réservait. De petit avocat sans causes de la ville de Cordoba, il était devenu, grâce au général Roca, ministre, puis gouverneur de sa province. Il avait montré dans ces postes un zèle pétulant pour les travaux publics. Les entreprises qu’il avait mises en train avaient compromis les finances provinciales, mais il est notoire qu’elles l’avaient enrichi. De là, il fut fait sénateur national. Chaque province envoie au congrès deux sénateurs, et c’est une coutume invariable des gouverneurs sortans de se ménager cette haute fonction. Au besoin, pour rendre vacant le siège qu’ils convoitent, ils négocient un échange de fauteuils avec un des sénateurs de la