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République Argentine aurait suivi sans secousse la voie que lui avaient ouverte les deux administrations précédentes sans la mort, qui fut un malheur public, de son ministre de la guerre, le docteur Alsina. Sa popularité, dont il avait souvent couvert les défaillances du président, s’était étendue à toute la république à la suite de la brillante campagne où il avait assuré la solution de la question séculaire de la frontière indienne. Son élévation à la présidence était indubitable, bien qu’on lui tînt à grief d’être fils de Buenos-Ayres, porteño.

C’était là une des formes qu’avait revêtue l’animosité entre fédéralistes et libéraux. Les premiers nourrissaient contre Buenos-Ayres une humeur maussade. Il y avait dans cette attitude un souvenir du temps où Buenos-Ayres les avait repoussés, et, accaparant à son profit les recettes de douane, les avait réduits à une misère noire. Il y avait aussi un point de vue très étriqué, propre de gens adonnés aux rivalités de clocher et dont le sens politique est raccorni. Sans doute, Buenos-Ayres avait pour la patrie commune des ambitions plus larges que les provinciaux ; mais ce n’était pas, comme ils aimaient à le croire, pour leur faire pièce. C’était parce qu’il est dans la nature d’une grande ville d’incarner les aspirations les plus élevées du sentiment national. En tout cas, on ne s’occupait dans tout l’intérieur que des moyens de l’humilier.

La mort du docteur Alsina en fournit l’occasion. Elle fut pour le docteur Avellaneda une délivrance. Il ne se sentait pas président à côté de cet homme, dont la volonté était aussi décidée que la sienne était ondoyante. Il lui jouait tous les mauvais tours qu’il pouvait, mais subissait son ascendant. — Ah ! vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir affaire à un homme en jupons ! me disait Alsina à la frontière de Carhué, un jour qu’encouragé par la familiarité de la vie de campagne, par sa bonne humeur cordiale et par la profonde affection que j’avais pour lui, je lui faisais remarquer que sa politique, dans une circonstance récente, avait par extraordinaire manqué de carrure. — L’homme en jupons, de ce coup, devenait le maître.

Pour le parti fédéral, cette mort fut une aubaine inespérée. Il y avait longtemps qu’il avait partie liée avec le président. Il put enfin prétendre à élever au rang suprême un candidat à lui, et y travailla à visage découvert.

Les conditions dans lesquelles s’exerce encore aujourd’hui le suffrage universel dans la République Argentine font que les élections, régulièrement dénaturées par la fraude et la violence, sont absolument dans chaque province entre les mains du