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hommes sont las de l’existence, ils trouvent toujours une noble cause pour laquelle mourir. Le père Damien s’offrit pour évangéliser les lépreux de l’île de Molokaï.

Dans une vallée inaccessible par terre, abordable par mer seulement, ces malheureux sont cantonnés, isolés à jamais du reste du monde. Le père Damien sollicita et obtint de l’évêque d’Arathie la permission de s’enfermer dans cet enfer. Il y vécut seize années, évangélisant et catéchisant, adoré de ces malheureux, auxquels il parlait de l’au-delà. Un homme qui donne sa vie pour sa foi a le droit d’être écouté. Longtemps on crut qu’il braverait impunément le fléau ; lui, n’en croyait rien ; peut-être ne le désirait-il pas. Quand la mystérieuse gangrène l’envahit, sentant ses jours comptés, il redoubla d’efforts. Sans une plainte il assista pendant trois années à la lente décomposition de son être, vit s’écailler ses ongles et se détacher ses doigts. Maître d’école, magistrat, charpentier, jardinier, souvent même fossoyeur et avant tout prêtre, il poursuivit son œuvre jusqu’au bout, donnant à seize cents lépreux l’exemple d’un indomptable courage, d’une résignation sereine et d’une compassion divine.

Qui dira ce qu’il pansa de plaies, ce qu’il releva de cœurs abattus, ce qu’il consola de désespérés ? Ces lépreux l’aimaient, se sentant aimés de lui d’un amour infini qui le faisait se condamner à une mort lente, hideuse entre toutes, pour vivre auprès d’eux et les entretenir des promesses éternelles. À bout de forces, rongé par le mal, n’ayant plus figure humaine, quand ses lèvres tuméfiées et sa langue ulcérée refusèrent d’exprimer sa pensée, étendu sur sa paillasse, sans regard et sans voix, il leur prêcha son dernier et muet sermon, montrant à ces malheureux comment savait mourir un disciple du Christ.

Il n’est pas de dévoûmens inutiles. L’Angleterre se propose d’élever à la mémoire de cet apôtre des lépreux un monument digne de lui en fondant aux Indes, où la lèpre fait de terribles ravages, un hospice qui porterait son nom. Dans l’archipel hawaïen les indigènes parleront longtemps du modeste prêtre de Louvain, de celui qu’ils appellent le prêtre français de Molokaï. Enrôlé volontaire dans les rangs de notre mission, le père Damien a vécu et est mort sous les plis de notre drapeau. Son héroïsme a conquis à la France bien des sympathies dans cette Océanie lointaine sur laquelle l’Europe déborde. En repoussant de pareils concours, on commettrait une faute irréparable.

Résumons-nous maintenant.

Nulle part dans l’histoire nous ne voyons la suprématie, même militaire, dévolue au peuple le plus nombreux. Dans tous les