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l’Angleterre, maîtresse de la mer et des marchés étrangers, seule à produire et à fabriquer, à vendre et à acheter, accaparant les débouchés et les capitaux, prenant une avance telle que la France n’a pu la rejoindre encore. La richesse générale en France s’est accrue plus lentement qu’en Angleterre ; ses débuts ont été plus tardifs, ses progrès moins rapides, mais la répartition en a été plus heureuse, parce que plus équitable. Si la France n’a pas, sauf de très rares exceptions, les énormes fortunes de l’Angleterre, elle n’a pas non plus ses grandes misères ; si la pauvreté s’y rencontre, le paupérisme y est plus rare et la densité de la population y est moindre.

Le niveau de cette densité pourrait s’élever sans danger. Il atteint son maximum en Belgique, où l’on compte 203 habitans par kilomètre carré. Il n’est que de 71 en France, et la France n’occupe, sous le rapport de la densité, que le sixième rang après la Belgique, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne. La densité de la population est l’étiage où se mesurent, non pas tant la richesse et la prospérité d’une nation, car à ce compte certaines régions de l’Asie l’emporteraient de beaucoup sur l’Europe, mais la proportion d’habitans que l’agriculture, le commerce et l’industrie font vivre. Dans la période primitive ou sauvage, il faut à l’homme de grands espaces pour subvenir par la chasse et la pêche à ses besoins ; un kilomètre carré lui suffit à peine. Dans la période pastorale, le même espace peut nourrir trois ou quatre habitans ; dans la période agricole, en Europe du moins, ce niveau s’élève et atteint de trente à cinquante habitans. Dans la période industrielle et commerciale, l’accumulation des capitaux, l’importation des alimens, la production sur place de la richesse, élèvent parfois, comme dans le Lancashire, région manufacturière, la densité jusqu’à plus de 700 habitans par kilomètre carré.

On voit ce qu’a de factice une pareille concentration qui dépeuple les campagnes au profit des centres manufacturiers, crée ces armées ouvrières qui oscillent entre le chômage forcé et la grève volontaire, que le paupérisme décime et que l’envie dévore. Elles sont forcément à la merci d’un événement politique ou d’une évolution commerciale qui, arrêtant brusquement la production, les plonge dans la misère. Leur nombre excessif cesse d’être une force, parce que la mesure dans laquelle les classes ouvrières contribuent à l’accroissement normal de la population est subordonnée, d’une part, à leurs moyens d’existence, que la concurrence rend plus incertains, et, de l’autre, à la somme de leurs besoins, toujours grandissans ; le jour où ce nombre cesse d’être une force, il devient un danger.