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l’Angleterre, sous George IV, n’ont dû leur suprématie au nombre de leurs habitans, et si, depuis, ce rôle semble avoir été dévolu pour un temps à la Prusse, la Prusse n’est pas le plus peuplé des états européens. Le nombre n’a été qu’un facteur très secondaire parmi ceux qui ont concouru à amener successivement ces états au premier rang et à en faire, temporairement, les arbitres du monde.

Ce n’est pas davantage au nombre que fut dévolue, en aucun temps, la prépondérance commerciale. Ni la Phénicie, ni la Grèce, ni Carthage ne possédèrent le nombre. Venise et Gênes ne l’eurent pas de leur côté ; la Hollande fut et est encore l’un des états les moins peuplés du monde ; l’Angleterre, dont le mouvement commercial annuel, de 15 milliards et demi, représente à lui seul plus du double de celui de l’Asie entière, n’a que 35 millions d’habitans à opposer aux 790 millions d’Asiatiques, et, pour nous en tenir à l’Europe, son commerce est à celui de la Russie dans la proportion de 15 à 2, alors que sa population est du 35 à 90. La Belgique, le plus petit des États de l’Europe, l’emporte encore, par son commerce, sur la Russie, l’Italie et l’Espagne, plus grandes et plus peuplées.

Si le nombre n’apparaît, ici encore, que comme un facteur secondaire, est-ce la richesse du sol qui constitue le facteur principal et compense l’infériorité numérique ? Nullement ; ni le sol de l’Angleterre, ni celui de la Hollande ou de la Belgique ne sont remarquablement fertiles. L’Asie, dont le mouvement commercial est inférieur à celui de la France, occupe sur la surface du globe une superficie quatre-vingts fois plus considérable, renferme une population deux cents fois supérieure et possède quelques-unes des plus fertiles régions du globe. Le Brésil, la Colombie, les états de l’Amérique centrale sont d’une incroyable richesse, et leur mouvement commercial n’atteint pas celui de la Suisse. Ces termes de comparaison peuvent se modifier et se modifieront très probablement ; l’immigration et les capitaux européens mettront en valeur les ressources naturelles de ces pays et décupleront leur rendement, mais ce sera moins encore au nombre qu’à la qualité des immigrans que ces résultats seront dus, et, pour s’en convaincre, il suffit de l’exemple des États-Unis, peuplés par l’immigration et s’ingéniant aujourd’hui à en restreindre l’afflux.

C’est que les termes du problème sont changés, que les bras ne sont plus l’universel moteur, remplacés comme ils le sont par des millions de bras mus par la vapeur, alimentés par le charbon, toujours prêts et infatigables. Par une étrange contradiction, c’est au moment même où les conquêtes de l’intelligence humaine, où les plus merveilleuses applications de la science tendent