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Avec une armée qui ne dépassa pas le chiffre de dix légions, soit, en y ajoutant la cavalerie et les auxiliaires, un total de 80,000 hommes, César soumit les Gaules. « Il prit de force, dit Plutarque, résumant cette campagne audacieuse, plus de huit cents villes, soumit plus de trois cents peuplades, combattit, en différens temps, contre trois millions d’ennemis, sur lesquels un million périt en bataille rangée et un million fut réduit en captivité. » Et Clovis, plus tard, renouvelant ces exploits, entreprendra la conquête des Gaules avec cinq ou six mille guerriers.

Dans les grands événemens qui ont, à diverses reprises, décidé du sort du monde, le nombre n’apparaît que comme un facteur secondaire ; il ne redevient important qu’alors que, de part et d’autre, il se combine, au même degré, avec les autres facteurs. On peut et on doit admettre qu’entre deux peuples égaux en nombre, en bravoure, en valeur intellectuelle et morale, la balance semble égale, mais là même il n’en est rien. Cette égalité parfaite est impossible ; existât-elle, d’ailleurs, elle serait rompue au profit de l’un d’eux par l’adjonction de facteurs nouveaux. Suivant qu’il s’agira d’une rivalité d’influence politique, de suprématie commerciale, de prépondérance maritime ou militaire, ces facteurs varieront à l’infini. Ce seront, outre les institutions politiques, la capacité des hommes au pouvoir, la situation particulière de l’Europe et du monde, la nature des questions à l’ordre du jour, les sympathies ou les antipathies que chacune de ces nations inspire à ses voisins. Puis la situation financière, la souplesse et l’élasticité du crédit public, l’accumulation des capitaux privés, les ressources et les produits du sol, le chiffre de la marine marchande et l’état de la flotte, l’organisation de l’armée, la discipline, la valeur des hommes, la capacité des officiers, l’expérience des généraux, leur génie militaire ; puis, enfin, le plus insaisissable de tous ces facteurs : le prestige du chef, la foi des soldats dans le succès.

De même que, dans le mécanisme le plus ingénieux, il suffit d’un rouage dérangé ou faussé pour paralyser l’action des autres, de même dans l’organisme politique il suffit d’une loi mal étudiée, d’une mesure intempestive, pour fausser le jeu et contrarier l’action de cet organisme. Non plus que la prépondérance commerciale, l’influence politique d’un état ne se mesure au nombre de ses habitans, mais à la sagesse, à l’habileté, à la prévoyance, à l’esprit de suite de ses gouvernans, au degré de confiance que leur accordent les masses, au sens pratique et à l’intelligence de ces dernières. Les états qui ont joué dans le monde, et en divers temps, le premier rôle politique, n’ont pas été les plus peuplés. Ni l’Espagne, sous Charles-Quint, ni la France, sous Richelieu, ni