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guerre remettait le prince royal à la très haute et paternelle grâce de sa majesté ; condamnait Katte à l’éternel arrêt de forteresse ; Keith a l’exécution en effigie, après les citations coutumières ; Spaen à la cassation de sa charge et à trois ans de forteresse ; Ingersleben à six mois de forteresse, avec déduction de l’arrêt déjà subi.

Ce jugement a été rendu par de braves gens, et qui étaient habiles. Sur eux pesait la terreur répandue dans la cour et dans l’armée, l’obscure volonté du roi, le sentiment qu’en jugeant le fils et ses complices, ils jugeaient aussi le père, c’est-à-dire leur maître, et cela devant le royaume, devant l’Allemagne, devant l’Europe. Absoudre le fils, c’était condamner le père ; mais condamner le fils, quelle injustice ! Il est trop clair que le prince a eu des raisons de fuir. L’accusé que les juges avaient devant eux, ce n’était pas un colonel Frédéric coupable d’une tentative de désertion, c’était un fils battu, outragé, déshonoré par son père. Ce fils est un prince, un prince royal, le Kronprinz de Prusse. Distinguer entre les deux qualités de Kronprinz et de colonel était impossible. La première, qui contenait la seconde, dominait et dépassait le conseil de guerre.

De nos jours, dans les monarchies limitées et discutées, la personne des princes demeure privilégiée ; même dans notre république, les héritiers des droits à une couronne brisée, dont les diamants ont été criés aux enchères, sont mis hors du droit commun, et soumis, comme êtres exceptionnels, à des lois d’exception. Il y a, pour eux, quand ils tombent sous le coup de ces lois, un régime particulier de prison, et un logis dans une tour du vieux palais de saint Louis. Comment des Prussiens, il y a un siècle et demi, sujets d’une royauté naissante, qui était la raison d’être de la patrie, ou plutôt toute la patrie, ne se seraient-ils pas sentis trop petits, trop « faibles, » trop « impuissans, » comme disent les juges de Köpenick, pour juger l’héritier de la couronne ? Il fallait donc que le conseil renvoyât le fils à son père : ce qu’il a fait, mais avec toute sorte de précautions.

Les juges ont pesé leurs mots, un à un. Ils accordent, sans chicaner un détail, le grief de préméditation de la fuite avec actes préparatoires, mais ils cherchent et trouvent, pour désigner l’acte incriminé, des mots qui le diminuent, l’atténuent, le font évanouir : Retirade, Echapade, Absentirung. Ils relèvent entre tous le grief de désobéissance au père et roi, pour le renvoyer au père et roi, comme au seul juge compétent. De ce jugement même, ils préjugent adroitement, délicatement, forçant la grâce par l’étalage de la soumission et du repentir du coupable. Dans le libellé du jugement, ils rendent au prince ses honneurs, le titre d’altesse,