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grâce et bonté dont il parle, nous ne connaissons d’autres preuves que quelques retours passagers de tendresse, interrompant la grêle des injures et des coups. Dans l’interrogatoire auquel il soumettait sa conscience, il était partial pour lui-même. Il se représentait son labeur, sa peine, sa vie rude, et la comparait à celle de ce liseur de livres et de ce joueur de flûte. Il pensait à son armée, à son trésor amassé écu par écu, et pour qui ? pour ce damoiseau, qui préférait un « roquelaure » à l’uniforme des grenadiers, et s’endettait à payer des livres, de la musique et des filles. L’avenir qu’il préparait à sa Prusse et qu’il regardait de loin, comme Moïse regarda la terre promise, sans espoir d’y entrer ; cet avenir qu’il montrait et prescrivait, tout jeune roi encore, à ses successeurs, il le voyait s’évanouir dans la fainéantise de ce rimeur et de ce philosophe.

Alors devant Dieu, il se croyait justifié de ses rigueurs. Il ne se rend pas compte, dans l’étroitesse de son esprit et le fanatisme de sa volonté d’autocrate, qu’un être peut être fait autrement que lui, et que son fils a le droit de ne pas lui ressembler trait pour trait. Il ne voit pas que, pour commander après lui son armée, employer son trésor, continuer sa Prusse, il faut des qualités qu’il n’a pas. Les qualités de son fils, il commence à les voir en partie, mais elles achèvent de l’irriter, par l’effet d’un sentiment qu’il ne s’avoue point. Il admire que ce « coquin » se défende avec tant d’impudence et d’habileté. Il enrage que cette « canaille, » ce « vaurien » ait, comme il dit, plus d’esprit qu’un autre. Il est jaloux, et sa jalousie renforce sa haine, qu’elle enlaidit. Son successeur est pour lui un « rival redoutable ; » s’il le laisse échapper de ses mains, Dieu sait ce qu’il est capable d’oser, avec ses amis du dedans et du dehors, avec la France et avec l’Angleterre. Au grief des relations occultes avec l’étranger, le roi s’attachait avec acharnement ; il le grossissait, afin de compliquer d’une trahison le projet de fuite du prince.

Les ministres étrangers rapportent que Grumbkow et Seckendorf attisent la colère du roi. Ils vont jusqu’à dire que Grumbkow, ce ministre du roi, qui s’est vendu à l’Autriche, veut se débarrasser du prince, dont il redoute la vengeance, mais ces habiles et pervers personnages n’étaient pas sanguinaires, et n’avaient point l’audace du vrai crime. Ils étaient d’ailleurs assez avisés pour comprendre qu’il n’était point si facile de trouver le moyen de la mort en cette affaire. Ils prévoyaient que Frédéric sortirait vivant du péril, où ils avaient contribué à le conduire. Déjà, ils pensaient au lendemain ; ils allaient jusqu’à se préparer un rôle de conciliateurs et d’instrumens de grâce. Grumbkow se