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succédèrent : des officiers, des domestiques virent le prince royal battu à coups de poing, à coups de pied, saisi à la gorge, empoigné par les cheveux, terrassé et piétiné. Ils entendirent le père reprocher au fils l’humiliation même dont il l’accablait et l’exciter, par des bravades, à la révolte. « Ah ! si mon père m’avait traité comme cela ! criait-il en frappant. Mais toi, cela ne te fait rien ! À toi, tout est égal ! »

Alors, Frédéric résolut de s’enfuir. Il rêvait de courir à cheval ou en poste, au bruit du fouet et des grelots ; de laisser derrière lui des lieues et des lieues d’Allemagne, d’arriver à la frontière de France, de séjourner sur cette terre, qui était la patrie de son esprit, et d’aller se réfugier chez ses parens d’Angleterre. Ce n’était pas sa fiancée qui l’attirait[1] ; il ne la connaissait pas et n’était pas un rêveur d’amour. Si la princesse Amélie se présentait quelquefois à son esprit, c’était pour ajouter une couleur romanesque à son entreprise, car il y avait du romanesque, même très juvénile, dans les projets du prince. Mais c’est de liberté qu’il avait soif, liberté d’aller, de venir, de se lever, de se coucher, de lire, de songer, d’écrire, de jouer de la flûte, de vivre enfin selon sa nature.

Pendant l’hiver de 1729, il eut les premiers pourparlers positifs, au sujet de la fuite préméditée, avec un page du roi nommé Keith. Celui-ci espionnait le père pour le compte du fils, et, si l’on en croit Wilhelmine, rendait à Frédéric d’autres mauvais offices ; il était « le ministre de ses débauches. » Keith entra sans résistance dans les plans du prince ; il lui fit commander une voiture à Leipzig, par l’intermédiaire d’un lieutenant von Spaen ; mais au commencement de 1730 se produisit dans la famille une accalmie. Le roi, après avoir été sur le point de faire la guerre à l’Angleterre, s’était réconcilié avec elle. La négociation du double mariage avait été reprise entre les deux cours et paraissait réussir. Le prince royal espéra un moment qu’il épouserait la princesse Amélie et que la dot de sa femme serait le gouvernement du Hanovre. Ce mariage l’émanciperait et le libérerait. Malheureusement ces espérances s’évanouirent. La négociation traîna, se compliqua, s’embrouilla, et Frédéric revint aux projets de fuite. Keith n’était plus auprès de lui ; le roi, qui lui trouvait des allures suspectes, l’avait envoyé dans un régiment à Wesel. Le prince royal chercha donc un autre complice, qu’il trouva tout de suite : ce fut le lieutenant von Katte, du régiment des gendarmes.

Katte avait de quoi plaire au prince. Il aimait les mathématiques, la mécanique et la musique ; il savait dessiner et peindre ; il était

  1. A l’insu de son père, Frédéric s’était engagé à plusieurs reprises à n’épouser que la princesse Amélie.