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jeu d’esprit, et j’avais observé que ce que l’on reprochait le plus à Racine ou à Corneille,— puisque je viens de les nommer, — c’était d’avoir « jeté des fleurs sur les colosses de l’antiquité, » d’avoir fait parler Emilie comme Mme de Chevreuse, et de nous avoir peint des courtisans français sous les traits d’Alexandre et de Titus. Mais je suis bien détrompé maintenant. On m’a fait voir, de tous les côtés, quelle était mon erreur; que, pour comprendre le prophète Isaïe c’était peu de le lire, il fallait avoir connu Emile de Girardin ; et que l’histoire du roi David s’éclairait d’une lumière tout à fait imprévue par le moyen de celle de Troppmann, j’y consens, j’en conviens, et je suis désarmé. Ou plutôt je suis bien aise qu’après avoir si âprement reproché jadis à nos classiques de manquer de « couleur locale, » on reprenne enfin leurs erremens. Et les anachronismes que l’on trouve « admirables, » sous la plume de ses confrères, je suis heureux de déclarer qu’ils doivent donc l’être aussi dans la Cléopâtre de M. Sardou, comme autrefois dans sa Théodora.

Je m’empresse, d’ailleurs, d’ajouter que, pour les détails archéologiques dont il a semé son drame, je ne discuterai pas avec M. Sardou, M. Sardou, là-dessus, est un terrible homme, et, moi, n’étant pas un grand grec, j’aurais trop de peur qu’il ne m’accablât sous le poids de ses « textes ». Il me permettra seulement de lui dire que, dans l’application, ou dans la mise en place, de ces quelques touches de « couleur locale, » je ne l’ai pas trouvé très heureux. Son médecin de Cléopâtre est aussi comique, pour le moins, qu’historique; son devin est plus drôle que divertissant; son messager du troisième acte prête moins à trembler qu’à rire dans une scène qui voulait être extrêmement émouvante. Le pauvre diable a une façon de se rouler sous les pieds de Cléopâtre qui excite plus de compassion pour le figurant qu’il est que pour l’esclave qu’il devrait être. A moins que ce ne soit peut-être aussi Mme Sarah Bernhardt qui ne joue pas bien! O Cordelia, ô Andromaque, ô Zaïre, est-ce de là-bas que vous nous avez rapporté ce jeu faux et violent, sans transitions ni nuances? et nous, de la même main qui jadis vous eût volontiers tressé des couronnes, faut-il que nous écrivions... ce que nous venons d’écrire. Puisse du moins votre auteur, une autre fois, vous faciliter le retour à de meilleures traditions! s’il fait des drames pour vous, qu’il les fasse pour vos qualités, et non pour vos défauts! Et si j’ose encore former un dernier vœu, qu’en travaillant pour l’Amérique, il travaille aussi quelquefois encore pour nous, et pour lui, — comme en son bon temps!

Mais comment M. Sardou a-t-il pu prendre, pour le mettre à la scène, ce faux sujet de Cléopâtre? j’appelle un faux sujet celui qui ne convient pas au théâtre, un sujet d’où l’action, d’où le drame est absent, et qui ne saurait consister qu’en deux ou trois scènes, dont il faut bien remplir