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y aide. Les décors de Roméo et Juliette sont des plus suggestifs qu’il y ait.

Évocation, suggestion, c’est aussi ce que s’est proposé M. Victorien Sardou, avec le concours de M. Emile Moreau et de M. Duquesnel, dans cette Cléopâtre qu’il n’a point, d’ailleurs, écrite pour nous, ni même pour lui, mais pour Mme Sarah Bernhardt et pour l’Amérique, pour Chicago ou pour Cincinnati. Nous n’aimons guère cette façon d’entendre et de pratiquer l’art dramatique : elle a quelque chose de trop moderne, pour ne pas dire de trop industriel ; et nous commençons par en faire la très naïve déclaration. Mais, après cela, puisque M. Sardou s’y résigne, il est d’ailleurs trop habile homme, et il connaît trop bien toutes les ressources de son art pour qu’il soit équitable de le juger sur autre chose que sur ce qu’il a voulu faire. M. Sardou, pour nous procurer la sensation de « la vie inimitable, » a usé de trois moyens : il a emprunté quelques traits de mœurs à l’histoire ; il a fait parler Antoine et Cléopâtre comme il lui a paru qu’ils pourraient parler de nos jours; et il a chargé le décorateur du reste.

C’est le décorateur qui l’a d’abord trahi. Non pas que quelques-uns des décors de Cléopâtre ne soient fort beaux; très fidèles, je veux le croire, très égyptiens ; et, somme toute, d’un assez grand effet. Seulement, si grand qu’il soit, l’effet demeure au-dessous de ce que l’on s’attendait qu’il fût ; et la raison en est assez simple. Les moyens du théâtre sont trop pauvres, j’oserai dire trop mesquins, pour nous donner la sensation de ce qu’il y a eu peut-être de plus « énorme » au monde ; et, en ce cas, tout effort que l’on fait vers une plus grande exactitude, on peut dire qu’il nous éloigne de la vérité. Quoi ! c’est là le Cydnus, dont le nom seul était une caresse pour nos oreilles. Voilà ces pyramides, ces obélisques, et ces pylônes. Carton peint, velours de coton, et peluche de lin, voilà le luxe oriental! Cette danse du ventre, c’est l’orgie romaine ! ce jeune homme glabre, c’est Octave. Actium, c’est Actium, que ces vingt-cinq mètres carrés de scène! Par Hercule, comme dit Antoine, eussiez-vous jamais cru que de si grands noms, qui ont laissé des traces si profondes, que de si grands souvenirs ne fussent que des réalités si médiocres? Assez, et trop de ce bric-à-brac, ou de cette parodie! Qu’on nous ramène à Corneille! qu’on nous ramène à Racine ! et dans le « palais à volonté, » où se jouent les Cinna et les Britannicus, qu’on nous laisse le soin de « planter, » comme nous le voudrons, le décor que nous pourrons.

J’apprécie davantage l’autre moyen, celui qui consiste à mettre dans la bouche de Cléopâtre et de Marc-Antoine, je ne dirai pas le langage d’une reine, — j’en connais peu, — ou d’un soudard, — il n’y en a plus; — mais celui d’un sous-officier amoureux et d’une courtisane de nos jours. J’avais cru jusqu’ici, dans ma simplicité, que ce n’était là qu’un