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l’accompagnement mélodique, intercalé dans une suite d’orchestre sur l’Arlésienne, a charmé cent fois le public des concerts, le chœur célèbre de la Saint-Valentin, aussi frais que les chœurs de Mireille, sont de très jolies choses ; la fin du second acte est une chose superbe.

Ralph, l’apprenti, aime Catherine, la fiancée de son ami Henry Smith. Il l’aime en secret, sans espoir, et pour oublier il boit. C’est la nuit, devant la maison de la jeune fille ; nuit du Nord, humide et voilée. Henry, que Catherine a querellé la veille, vient le premier chanter sous son balcon. Simple sérénade, dira-t-on. Oh ! non, pas si simple ; si étrange, au contraire, que la situation théâtrale même ne suffit pas à en justifier l’indicible mélancolie. Elle est triste, cette sérénade, non-seulement d’une tristesse d’amoureux dépité, inquiet, mais pour ainsi dire de toutes les tristesses de la terre ; triste comme la célèbre sérénade de Schubert, encore un chant d’amour qui ferait presque venir les larmes ; triste comme certaines pages de l’Artésienne, où nous saurions retrouver presque la même mélodie tremblante, le même hautbois désolé.

La fenêtre de Catherine ne s’est pas éclairée. Minuit sonne ; le pauvre garçon s’éloigne. Mais voici qu’une autre voix perce la nuit : Ralph arrive à son tour ; il est ivre, et sa chanson descend plus bas encore dans l’abîme de la souffrance humaine. Jamais un musicien, que je sache, avant ou depuis Bizet, n’a traité une scène bachique avec cette âpreté, cette grandeur shakspearienne. Les couplets, déjà sombres pourtant, d’Hamlet, dans le bel ouvrage de M. Ambroise Thomas, ont l’air d’un toast de fête à côté de cette libation sinistre, de cet appel sauvage à l’ivresse, meurtrière bénie de tout souvenir et de toute douleur.

Plus d’italianisme ici, plus de formule ; au lieu d’un orchestre élégant, un orchestre terrible : des notes cuivrées qui font penser au Weber de la Fonte des Balles. La scène a jailli d’un seul jet, et d’un jet de feu. Pour la première fois Bizet est lui tout seul, et lui tout entier. Sur le monument qui va bientôt s’élever à sa mémoire, on inscrira d’abord l’Arlésienne et Carmen ; mais la Jolie Fille de Perth y sera inscrite aussi.

Faut-il parler des artistes qui chantent la partition de Bizet ? Faut-il dire de M. Boyer qu’il possède une jolie voix de baryton et qu’il s’en sert avec distinction ? Oui. — De M. Engel, le sauveur de Lucie à l’Opéra l’an dernier, qu’il chante avec infiniment de goût et de sentiment, et en bon musicien ? Oui encore. — De Mlle Mézeray et Haussman ?.. Non, il ne faut pas le dire.

Quant aux chœurs, ils ont été, comme dans Samson, excellens. L’expérience ne semble-t-elle pas concluante, et l’occasion propice de réformer un peu les chœurs de l’Opéra, au besoin de les mettre à la porte ?


CAMILLE BELLAIGUE.