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écrivait naguère le savant et spirituel marquis d’Adda, en est reparti Milanais. » Mais cette évolution a-t-elle été aussi tranchée qu’on le croit d’ordinaire, et en second lieu les leçons des artistes lombards y ont-elles été pour une part aussi considérable qu’on veut bien le dire? Je n’hésite pas, pour ma part, à me prononcer pour la négative, et voici sur quels argumens je m’appuie : les ouvrages exécutés avant son départ de Florence, entre autres la Vierge aux rochers, prouvent que dès ses débuts Léonard avait en partage l’élégance, la suavité, la grâce, à un degré qu’aucun maître n’avait atteint avant lui. D’autre part, aucun génie ne se montrait plus rebelle que le sien aux leçons, aux suggestions des autres : la bosse de l’imitation lui faisait complètement défaut. Enfin qu’étaient ces maîtres lombards dont on voudrait faire les initiateurs du Protée florentin ! Les uns se contentaient de peindre dans une gamme grise des figures graves ou impassibles, les autres suivaient, plus ou moins fidèlement, les traditions de l’école de Padoue, c’est-à-dire sacrifiaient à des tendances de tout point opposées à celles de Léonard (jusque dans les peintures de Bramante, qui cultiva la peinture en même temps que l’architecture, éclate l’influence de Mantegna, avec la dureté des contours et la préoccupation véritablement excessive de la perspective). La manière de Léonard, au contraire, repose sur la suppression de tout ce qui est anguleux ou trop écrit; il préconise la peinture la plus fluide, la plus enveloppée, une peinture dans laquelle les arêtes des figures se fondent dans l’intensité de la lumière, dans l’harmonie du coloris. Autre contraste : les primitifs milanais cultivent avant tout la fresque. Or Léonard, malheureusement pour lui et pour nous, a évité avec un soin jaloux, pendant son séjour à Milan aussi bien qu’après son retour à Florence, de se servir de ce procédé : il a peint à l’huile la Sainte Cène et a essayé de peindre à l’encaustique la Bataille d’Anghiari.

En un mot, s’il est démontré aujourd’hui que le duché de Milan possédait, au moment de l’arrivée de Léonard, une école indigène ayant ses principes et ses traditions à elle ; que cette école, composée principalement d’artistes plus âgés que Léonard, sut maintenir son autonomie jusque vers la fin du siècle ; que les Foppa, les Zenale, les Borgognone, ne voulurent rien devoir à leur émule florentin : il n’est pas moins certain que celui-ci à son tour se montra réfractaire à leurs leçons, et qu’il fut bien inspiré en cela! Qu’eussent pu apprendre au peintre moderne par excellence les représentans d’une école attardée et d’un style épuisé!

Un dernier argument, peut-être encore plus probant, nous est fourni par la fresque peinte dans le cénacle même de Sainte-Marie